Le Clan du Nant

 

 

 

L’invite du printemps

 

 

Tunnel

 

 

Je ne sais pas où tu es, ce que tu fais, quels sont ton lieu et ton décor. Je ne sais pas l’heure qu’il est à ton horloge ni la saison à ta fenêtre, mais je peux sentir ta présence lorsque tu regardes mes traces. Je ne sais pas ce que tu penses ni ce que tu vis mais va, en ce beau jour je t’invite, je t’invite à venir marcher avec moi en tant que membre invisible de notre Clan d’invisibles, car c’est la première belle journée du printemps et qu’il n’est pas question de la passer enfermés. Tends l’oreille : quelque chose t’appelle à quitter ta demeure pour aller dans les bois redonner de l’espace à ta vie trop étroite.

 

D’abord on traverse la combe humide derrière la maison. L’hiver a dispersé les os du squelette de cerf qui pourrit sous les noisetiers, et dont on ramasse une vertèbre. Les sangliers ont retourné la terre autour des châtaigniers, dont le plus vieux, qui sert de gîte au pic noir, semble s’être effondré, soutenu quand même par les autres. Chant d’un merle. Violettes et jeunes pousses vert tendre parmi les feuilles sèches et les bogues. Voici le grand trou noir à la base du plus haut châtaignier qui forme avec son voisin un portique sacré – et puis, le grand champ tout parsemé de bouquets de coucous, et au loin les taches blanches des pruniers fleuris qui évoquent l’enfance. L’air est tiède, saturé de pollen. Un papillon jaune traverse.

 

Bien vite et sans se faire voir on rejoint la forêt, dont les feuillages ne protègent pas encore le sol sec de la lumière. Trop de lumière ! Un petit lézard court se cacher sous la mousse. On s’engage dans le layon qui mène au Nant, dont on entend le franc vacarme ; une plume de duvet blanc marque le passage. Glissades, craquements, rires d’enfants : le Clan est au complet, qui dévale la pente jusqu’au torrent.

 

Allez viens, je t’emmène ! Tu vas voir, ce lieu guérit de tout, même de la mort, de l’absence, de la tristesse, des mauvais souvenirs qu’on n’arrive pas à oublier et des regrets, si tu en as. Il atténue la peur du temps. Il apaise. Il ravit.

 

Si tu veux que jaillisse jusqu’à toi la force du printemps, c’est ici qu’il faut venir. D’abord l’effort de la marche te videra le crâne. La nécessaire attention au terrain, rochers trempés, jeunes ronces, tapis de bogues, pente bien raide, t’arrachera à toi. Toutes ces neiges hivernales entassées sur tes sommets n’étaient, tu t’en rends compte, qu’une réserve de vitalité qu’il est temps de dépenser.

 

Traverse prudemment, le courant est violent et les rochers glissants.

 

Traverse imprudemment, et si tu tombes relève-toi trempé et hilare comme un enfant.

 

Passe un papillon blanc qui oscille entre ombre et lumière. Ici un pin s’est effondré, qui forme un nouveau pont qu’on appellera donc le Pont-Neuf, et que B. s’empresse d’inaugurer par une acrobatique cavalcade.

 

Place-toi sur une pierre plate en plein milieu du Nant : tu sens un souffle vif vraiment revigorant, tu sens que te traverse le courant.

 

Le site aujourd’hui semble méconnaissable, à cause des nouveaux chablis et de tout ce chaos de bois flottés et de troncs abattus qui t’évoque un jeu de mikado pour géants. La débâcle a fait un grand ménage devant nos abris qui, eux, sont intacts. Tu peux venir t’y asseoir avec moi pendant que les enfants jouent, il y a assez de place et du thé en suffisance. Mais il vaut mieux cependant ne pas rester assis trop longtemps, car le chant du Nant soulève l’air et te soulève, tu sens que tu t’allèges, que tu t’éloignes de toi, de moi, du sol, de ton histoire, de toute histoire, et qui sait jusqu’où pourrait te mener une telle élévation ? Tu pourrais devenir arbre et rester planté là ; ou bien pollen, lumière, papillon blanc, et ne plus jamais parvenir à rester en place. Tu vivrais ainsi une forme heureuse de dispersion – la grande dissolution !

 

Mais aujourd’hui on ne s’attarde pas : on poursuit le chemin pour agrandir le territoire du Clan.

 

Voici l’obstacle qu’on attendait : le tunnel dans lequel s’engouffre l’eau blanche de la débâcle. B. hésite, C. saute de l’autre côté du torrent, rebondit avec agilité et, s’accrochant aux parois, disparaît dans le trou. On le suit, on tombe, on se redresse, on avance contre le courant dans des gerbes d’écume, on passe. N’hésite pas plus que les enfants, n’aie pas peur de l’eau froide et du tunnel : de l’autre côté commence un chemin sans balise, sans mots, un chemin d’aventure peut-être, et de prouesses inédites…

 

Là-bas les arbres semblent plus hauts. Les vêtements trempés fument dans la lumière tamisée. À mesure qu’on monte on retrouve ici ou là, de plus en plus nombreux, des névés de vieille neige dans lesquels le pas s’enfonce. Cernés par la neige, lassés de cette montée raide, on échoue sur une petite esplanade où un tapi d’aiguilles et de feuilles ménage un peu de douceur hors-saison.

 

Toutes les saisons font cercle autour de nous : les névés amollis de l’hiver, les chants et la lumière du printemps, le bleu pur d’un ciel qui semble déjà d’été, l’amoncellement des vieilles feuilles de l’automne.

 

C’est ici le territoire de l’enfance, où l’ennui ne dure jamais longtemps : déjà B. et C. repartent à l’attaque des gobelins du Mont du Chat, qu’ils bombardent de « céna » − ce qui signifie, dans leur langage, de cônes d’épicéas qu’il s’agit de jeter sur les troncs ; puis chacun se lance dans la construction d’un affût, d’une hutte hirsute ; les bras et les jambes griffés par le bois sec mais entièrement absorbé par sa tâche. On s’invente ainsi un énième refuge, encore une fois, qui servira à se protéger de l’attaque de monstres qu’on nomme « les chimères ».

 

Un jour le jeu s’enrayera – ou peut-être pas, nous jouons bien nous-mêmes…

 

Un jour l’enfance s’épuisera – puis repartira autrement, rivière souterraine nullement tarie.

 

Le plus jeune des frères se retrouvera seul à mendier auprès de son grand frère des lambeaux de rires et de jeux qu’il lui accordera peut-être, par nostalgie – ou bien, cela s’est vu, maintiendra-t-il, par compassion ou par goût, l’illusion de toutes ces fables qui les unissent, comme elles nous unissent.

 

« Mais joue correctement ! », s’écrie B., car le jeu est une affaire sérieuse.

 

Et toi, fais comme moi : appuie ton buste contre le tronc rugueux, renverse la tête vers les frondaisons, ferme les yeux et sens la sève couler dans ton corps…

 

Le temps n’existe pas.

 

 

 

 

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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