Le Clan du Nant

 

 

 

Cérémonie d’hiver

 

 

ClanCérémonie dhiver

 

 

Les semaines ont filé pendant lesquelles il semble que rien ne s’est passé, rien de notable, rien d’important, rien que l’on garde en mémoire sitôt franchi le seuil de la forêt. L’automne a laissé place à l’hiver, voilà tout.

 

Je ne pensais pas la retrouver à ce point inchangée, cette joie du beau dehors qui reste cachée dans l’écrin sombre de la combe comme les réserves de noisettes des écureuils dans les fentes des arbres. Ici l’on retrouve intactes la tendresse inconditionnelle d’une mère, la voix tendre d’un être cher, ou une part de notre être qui nous est chère. Du feu qu’on avait allumé en automne il ne reste naturellement que quelques pierres noircies, un peu de charbon dont on s’était servi pour dessiner sur les parois de l’abri-mammouth, mais son souvenir nimbe le Nant comme un halo.

 

Rien n’a changé, hormis la neige qui saupoudre les sous-bois et la voix plus ample et plus grave du Nant, transformé par le redoux de ces derniers jours en torrent fou. Les traces d’ocre sont toujours bien visibles. On a croisé en venant un troupeau de cerfs qui a détalé à notre approche, et dont on garde en tête les silhouettes. Les racines qui pendent au-dessus de l’eau forment d’extravagantes stalactites de glace dont les enfants s’emparent pour s’en faire des épées, des haches, des hallebardes ; puis ils réclament le feu.

 

Le feu dans l’hiver. Le feu dans la neige. La glace dans le feu. On est là pour cela.

 

Chacun s’active pour reformer le cercle balayé par les crues. Comme des orpailleurs B. et C. fouillent le lit du Nant pour en ramener assez péniblement de grosses pierres. « Pourquoi les prendre dans l’eau ? Pourquoi pas sur la berge ? – Essaie ! » Je tente de soulever une pierre qui dépasse de la neige, mais c’est tout à fait impossible, car elle est prise dans la glace…

 

Bientôt c’est merveille de voir la glace fondre et d’entendre chanter le bois mouillé. Un panache de fumée sombre s’élève à nouveau devant l’abri, que B. suit des yeux avec un air grave. Chacun se prosterne pour souffler sur les flammes encore hésitantes, et des mots comme « fascination », « vénération » ou « joie » ne sont décidément pas déplacés pour tenter de dire ce qui nous soulève. Le Clan a oublié ses jeux guerriers ou ses tracas, oublié la menace que représentent les hommes, oublié même l’eau et la glace, oublié la saison, la maison. L’envol d’un fragment de feuille noircie est salué par des acclamations, des mains levées au ciel, puis on reprend une posture de gardiens vigilants, à genoux, et les visages ont la gravité dédaigneuse des visages nomades.

 

Quiconque surprendrait cette scène pourrait voir, nonobstant nos vêtements modernes, qu’elle est ancrée en la plus lointaine préhistoire – où notre histoire se perd, brûlée par le feu et soufflée par le Nant qui emportent avec eux les scories de fatigue et les pensées fumeuses.

 

Puis les flammes grandissent, dévorent, comme rassasiées commencent à faiblir… B. et C. s’en éloignent et partent grimper la pente raide couverte de feuilles pourries et de neige. Des heures durant ils dégringolent le long d’un toboggan naturel en poussant des cris sauvages qu’on n’entend pas.

 

Je reste près du feu, qui s’éteint presque, qui fume fort. Je sens bien que c’est le désir de vivre qui faiblit, qui brûle quand même ici. Je sens revenir la vigueur grâce au feu, grâce au Nant et au jeu des enfants. L’hiver glace mon dos, le feu brûle ma face. Je trace d’une main noire ces lignes sur le carnet – lignes noires, signes de joie. J’aime ces contrastes…

 

Au-dessus de moi les arbres nus, tordus, brisés, alourdis de mousse et de glace, me regardent avec une insistance accrue. Le soleil a depuis longtemps disparu, le ciel blanc est devenu gris, la neige même s’obscurcit, le froid mord un peu plus et le feu relâche son étreinte. Soudain on n’entend vraiment plus aucun son humain, et l’inquiétude revient – puis s’en va quand reviennent les enfants. Le feu repart, le ciel opaque rosit entre les pins et je sais que la vie continuera à palpiter ici sous la glace, sous les cendres, même après notre départ.

 

Je sais que, quoi qu’il arrive, notre Clan sera longtemps là, habitant obstiné de ce lieu au même titre que les arbres, les pierres, les cerfs, le ru, lucide et éternel comme l’enfance, comme le feu, comme l’hiver.

 

 

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