Le Clan du Nant

 

 

 

Deux chevreuils

 

 

Deux chevreuils

 

 

Aujourd’hui F. s’est joint à moi pour poursuivre l’escapade. Les broussailles sont bien hautes, les ronces vigoureuses, et l’on avance en ahanant jusqu’au bord du grand champ jaune, qu’on traverse lentement en suivant les traces des chevreuils, chevreuils nous-mêmes – regarde, ici, ce rond d’herbes écrasées, trace d’une récente sieste ; t’ai-je déjà raconté l’histoire de ce renard resté tapi jusqu’au dernier moment et qui était parti en glapissant se cacher dans les bois ?

 

À divaguer ainsi en lisière on prend l’allure du renard, du chevreuil, du rôdeur – allure suspecte aux yeux du chasseur ou du propriétaire.

 

Naguère, comme je me promenais de la même façon en compagnie de mon jeune ami Amérindien en Guyane, une dame créole nous avait vivement interpellés, nous prenant pour des rôdeurs, avant de se radoucir et de s’excuser lorsqu’elle avait reconnu, en la personne du jeune homme hirsute que j’étais alors, l’un de ses voisins… Naturellement j’ai remarqué cet homme au loin qui téléphone depuis le balcon de ce petit chalet resté si longtemps inhabité au-dessus du grand champ – les chevreuils autrefois étaient les seuls véritables habitants du lieu. Lorsque l’homme nous hèle en nous intimant l’ordre de ne pas nous approcher du Grand Creux, je pense qu’il craint que nous y chutions. « Ne vous inquiétez pas, nous ne faisons que jeter un œil ! » Puis, comme nous revenons en lisière : « Qu’est-ce que vous faites là ?… Vous n’êtes pas chez vous ! »

 

Le Propriétaire, contrairement à la dame créole d’antan, ne s’adoucit nullement : que des inconnus, voisins ou pas, passent à proximité de son domaine lui est manifestement insupportable, soit qu’il ait quelque chose à cacher (peut-être s’est-il servi du Grand Creux pour jeter des ordures, ou bien a-t-il repéré par ici un coin à girolles particulièrement riche – mais le temps est si sec que je doute qu’on trouve le moindre champignon…), soit qu’il agisse par simple réflexe paysan soucieux de contrôler son territoire, soit par pure misanthropie (et, n’ayant pas flairé l’animal en ces deux bipèdes égarés il regrette que sa petite maison, pourtant bien à l’écart, ne soit pas une grotte cachée dans la montagne, regret qui pourrait me le rendre sympathique). Passée l’altercation, F. et moi disparaissons dans la forêt.

 

L’incident, cependant, me ronge. Il faudra emprunter dorénavant un autre chemin plus discret, car les hommes – surtout propriétaires – sont par nature mauvais, et hostiles aux parias de notre espèce. Je remonte à grands pas le Nant, bondissant entre les pierres, escaladant puis dévalant la terre molle, avec toutes les sensations de la bête inquiète, de la bête traquée.

 

Bientôt nous voici cachés dans le creux de l’abri-mammouth.

 

Du vert vif partout.

 

Des ombres vert sombre, une tache de lumière vert clair.

 

Je fixe le vert.

 

Je me tais.

 

Cela fait des siècles que je suis caché dans les bois, enfant sauvage, pauvre proie en butte à toutes les persécutions.

 

Je me tais, mais F. parle, parle de jardins, fait naître des images de châteaux, et le vert dur alentour s’adoucit, notre pauvre abri même, qu’il faudrait aménager un peu et au moins déblayer, se pare de tentures imaginaires, et l’hostilité du monde se relâche.

Ce qui manquait à Augiéras en plein délire dans sa grotte glaciale de Domme, m’est donné. À l’instar d’Artaud Augiéras était chamane sans tribu, forcé de s’inventer des rites insensés pour meubler l’horreur de sa condition ; chevreuil plus que chamane, j’ai la chance surtout d’avoir auprès de moi mon ami, ma petite harde, mon Clan.

 

 

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