11.
Printemps précoce
C’est, dit-on, le jour de février le plus chaud jamais enregistré depuis cinquante ans. Quelque part dans la vallée un âne braie, âne en lequel naturellement je peux me reconnaître. Pour la première fois depuis des lustres, à cause de la plume lavée du vieil encre qui la colmatait comme un caillot de sang, à cause de toute l’énergie accumulée dans l’hiver, à cause de cette lumière terrible mais qui ne semble pas hostile, à cause de ce pur appel du carnet jaune citron, à cause de ceci ou de cela ou sans cause du tout, je suis sorti sur la terrasse, l’ai balayée, ai nettoyé la table, puis j’ai repris mon poste de guet de la belle saison.
Il fait si doux que même malade on s’apaise. J’ai vu tout à l’heure, quelle joie, un premier rouge-queue sur le muret, ainsi qu’un nouveau rouge-gorge qui est venu occuper le territoire laissé vacant par son compère tué l’autre jour par le chat Musique. Celui-ci, justement, s’étire entre les ombres de la rambarde, dessinant comme une note pourvue d’oreilles sur la partition des barreaux. La neige ne fond que lentement, sur laquelle courent encore les enfants. Trois cyclistes bariolés remontent la route en direction du Cucheron. Les abeilles sont de sortie. Le monde entier bourdonne. On est en vie, plein d’envies. L’âne se tait, mais tout partout résonne de l’appel des passereaux et des pics, dont le tambourinage semble venir du fond des âges.
Monde neuf, éternellement renaissant.
Monde qui ravive, ravit, réveille, monde de pleine lumière et de plain chant qu’on ne peut que louer, c’est ainsi, quels que soient par ailleurs les peines, les souffrances, les regrets, et quelle que soit la conscience qu’on garde du caractère fragile de ces épiphanies printanières de la fin février qui ne dureront pas plus que les névés en mars — guère plus qu’une vie de rouge-gorge…