Vigie, janvier 2021

 

 

 

Premières marches

 

 

Janvier2021 Rimski 03

  

  

 

On n’avait pas ressenti un tel froid depuis longtemps. Ça pique, ça fouette, ça brûle les narines et les poumons, ça lave l’esprit, et l’on reprend conscience de ce que c’est que vivre. La maison est une coque de noix prise dans la glace. Rien ne bouge, si ce n’est quelques mésanges dans le poirier givré – et ce drôle de névé qui danse à mes côtés.

 

J’avance à pas prudent sur le chemin verglacé tout en tenant la laisse (plus tard, avec un loup de trente kilos, l’opération sera sans doute bien plus délicate). Après la grisaille de ces derniers jours un grand soleil froid brille sans éclat sur le paysage pastel dans le ciel bleu très pâle que ne raye plus aucun avion – juste, de temps à autre, une fumée discrète, le passage d’un pic. Gris bleutée à peine crayonnée sur un lavis rosé, la montagne est si belle que je voudrais pouvoir en fixer l’image sous mes paupières pour tout le reste de l’hiver (une photographie prise à la hâte ne pourrait rendre cela, je n’essaie même pas).

 

Dans le livre d’Herzog que je relis avec Élodie, il est question de vers de terre gelés qui se brisent comme du verre : c’est ce qui arriverait aussitôt si l’un d’entre eux se risquait en surface aujourd’hui.

 

Rimski a trouvé une coquille vide qu’il transporte dans sa gueule (il ne me la ramène pas du tout et je dois ruser pour la récupérer et vérifier qu’elle est bel et bien vide). Je me demande ce que deviennent les escargots qui hibernent sous la terrasse, par ce temps. La moindre fente, la moindre faille et c’est la mort.

 

J’appelle le chiot, et son nom proféré à voix haute forme un petit nuage, comme une bulle de bande dessinée ; puis je préfère me taire parce que parler fait mal aux dents.

 

Voici qu’il attrape la laisse et me promène comme le ferait un enfant. Le hasard de ses divagations me ramène devant la tombe de Patawa, où je me remets immanquablement à pleurer parce que je pense au compte à rebours qui s’est à nouveau enclenché et qui conduira inéluctablement de cette merveilleuse boule de poils floconneuse à une vieille bête décharnée qu’on enterrera ou brûlera tôt ou tard.

 

Et pourtant je ne suis pas triste, mais seulement bouleversé par la confiance spontanée que me témoigne ce petit Samoyède qui se trouve d’évidence chez lui dans notre pays de neige, et je rends grâce à l’hiver d’être cette année de nouveau si rude, si enneigé. Moi qui ne sortais plus guère voici que je cours avec lui, et lui aussi me court après, sans aucun bruit – ce que Patawa n’aurait jamais pu faire.

 

Il est frappant de constater à quel point l’adoption d’un chien ressemble à celle d’un enfant, avec ses veilles, ses inquiétudes, Nathalie se levant avant l’aube pour aller le sortir, moi occupé à la promenade sitôt rentré du travail, et surveillant aussi à distance grâce à l’ordinateur, comme autrefois avec l’écoute-bébé, si la bête en mon absence ne pleure pas (le premier jour, si ; mais dès le troisième jour je n’enregistre plus aucune plainte pendant tout le temps de l’attente). Je suis en cours, les élèves sont penchés sur leur devoir, et moi je mets discrètement les écouteurs pour savoir si tout va bien, j’entends le disque (Rimski-Korsakov, évidemment) que je lui ai laissé en boucle, mais ni pleurs, ni aboiements. Je suis soulagé. Après trois heures de solitude, je le retrouve tout tranquille dans le grand enclos que je lui ai construit – et que je déferai bientôt lorsque j’aurai compris qu’on n’enferme pas un Samoyède, qu’il ne le supporte pas, qu’il préfèrerait même risquer de se blesser plutôt que de ne pas tout faire pour s’échapper…

 

Il dort comme un chat, comme un bébé. Dana plusieurs fois est venue lui témoigner son amitié féline, mais ne comprend pas encore qu’il jappe pour dire son désir de jouer : communication inter-espèces difficile, premier contact – la grande aventure de la vie, encore mieux que Star Trek.

 

Nous sommes de nouveau dehors. Ballet des becs-croisés. Silence feutré traversé d’appels. Les tarins. Un vol de mésanges à longue queue. Rimski ne veut pas promener mais jouer : il attrape et mord sa laisse, couché dans la neige à mes pieds.

 

Bien sûr, je pense à ce vieux rêve que nous avions eu à Lyon, lorsque nous avions passé toute une journée en compagnie d’un Samoyède. Il y a quelque chose de très réconfortant à se dire que la séparation, que les changements de cap ne signifient pas la fin des rêves et que l’on peut s’entendre autrement. Ce chien-là aura finalement pour l’accueillir et prendre soin de lui deux papas, deux mamans, quatre enfants au moins, sans compter les amis et voisins (car Laurence et Annick se sont aussi proposées pour venir le promener) ainsi que trois chats – à défaut d’un autre compagnon canin qu’on finira peut-être par lui trouver.

 

J’ai lu, on m’a dit, qu’il fallait éviter de faire courir le chiot parce que cela pourrait entraîner divers problèmes de croissance ; malheureusement Rimski ne l’entend pas de cette oreille, qui dévale et remonte vivement le jardin enneigé. Courir dans la neige lui semble aussi naturel que, pour les mésanges, de pépier dans le prunier.

 

Ainsi on se court après, toujours en silence, moi bientôt gelé jusqu’aux os, lui insensible au froid.

 

Le Samoyède, l’ai-je dit, est un Nordique de type primitif, de très belle allure (je pense que chacun en conviendra), qui présente un mélange équilibré de sauvagerie et de douceur. Quand il attrape au vol la boule de neige que je lui lance on dirait un louveteau en chasse ; quand il se couche sur mes bottes pour ronger un morceau de bois ou sa laisse, c’est un chien de canapé (pourvu que celui-ci soit en neige). Il n’est pas blanc pur mais blanc cassé, très clair, juste ce qu’il faut pour qu’on ne le perde pas complètement de vue en hiver. Quand il se tapit dans la neige on ne voit que ses yeux et son museau noir. Il m’attrape la main, réclame une caresse, se met sur le dos et attend que je le flatte. Museau de renard, pattes d’ours aux énormes coussinets, douceur de chat : c’est le compagnon idéal pour la randonnée de la vie en hiver…

 

Tout de même, il ne faut pas que j’oublie qu’il n’est pas mon chien. Moi je dois, je devrais, je veux, je voudrais, je tenterai de rester en retrait, pas impliqué pour deux sous, n’écrivant d’ailleurs presque rien à son sujet – ce qui est difficile devant tant de beauté…

 

Le voici qui a déterré un reste de lépiote gelée. Il détale avec le chapeau dans sa gueule, et va le mastiquer. Comme le bébé qu’il est, il met tout à la gueule et mastique, ce qui nécessite tout de même une certaine vigilance de la part de son accompagnant (je n’ai pas dit « son maître »). Le ballon jaune que je déterre maintenant lui fait d’abord très peur : il le considère avec suspicion, le renifle, puis tente de le mordre. Le coup de pied que je donne ensuite dans l’objet manque me casser un orteil car, bien sûr, il est gelé, comme tout le reste ici.

 

Un ballon, un bâton, une petite avalanche de neige qui tombe du bouleau et le ballon qui roule depuis les hauteurs du jardin, tout devient un événement passionnant à vivre, on redécouvre le monde comme avec un enfant.

 

 

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