Vigie, janvier 2021

 

 

 

L’arrivée de Rimski

 

 

Janvier2021 Rimski 02

  

 

Avant que ne meure ma chienne Patawa (le 11 juillet 2018, après dix-sept années d’un irréprochable compagnonnage que, probablement, seuls les bipèdes ayant vécu pareille expérience avec un quadrupède peuvent comprendre), j’ai juré que je n’aurais plus jamais de chien.

 

J’avais de très bonnes raisons.

 

Laissons de côté la peine du moment, ainsi que toutes les raisons pratiques et financières qui sont innombrables, imparables, et tellement raisonnables qu’il suffit de voir le nombre d’humains qui possèdent des chiens pour comprendre à quel point nous sommes une espèce rétive à la raison ; mon refus avait d’autres motifs.

 

D’abord, j’avais (et je conserve) la hantise de voir l’animal auquel, inévitablement, je me serais attaché (dieu sait si mon cœur d’autiste est prompt à l’embrasement) se faire attaquer, blesser, lacérer, tuer peut-être sous mes yeux par un congénère agressif – ou bien que lui-même attaque et blesse un autre animal. Patawa avait été ainsi victime de deux bergers allemands, d’un gros boa, d’une mygale, de la chienne de nos voisins qui ne la supportait pas et qui lui avait un peu ouvert le ventre – je n’osais plus traverser avec elle les villages où je craignais la présence de chiens en liberté. Je me souviens aussi du petit Alexandre, aujourd’hui jeune adulte, qui pleurait pendant que le labrador Ulysse mordait au sang son propre labrador sans que je sache quoi faire. Je ne supporte pas cette violence des chiens. Je ne la supportais pas déjà dans Croc-Blanc ou L’Appel de la forêt, je la supporte encore moins dans la réalité. J’ai bien trop peur, disais-je, de ces agressions, pour reprendre volontairement un chien (pour Patawa cela n’avait été qu’en partie volontaire, puisque nous l’avions recueillie tout jeune chiot, abandonnée sur le parking d’un supermarché de Cayenne où elle était promise à une mort imminente).

 

Je disais par ailleurs ne pas aimer les chiens parce qu’ils sont bruyants et sentent fort mauvais, alors que j’ai l’odorat sensible et, surtout en promenade, le goût du silence. Combien de fois une balade en montagne avait été en partie gâchée par la fuite, puis les aboiements intempestifs de Patawa, qui suivait les pistes de toutes les bêtes (en aboyant) et se perdait ensuite (et hurlait de plus belle) ?

 

C’était aussi une question de fidélité à celle qui devait rester ma seule chienne, et l’expression obstinée d’un refus de s’inscrire à nouveau dans ce cycle infernal du temps canin qui passe encore plus vite que le temps humain – il me revient toujours en tête, ce poème de Follain, « Chien aux écoliers » : « Il est vieux, car il a leur âge ». Trop cruel pour moi.

 

Ce soir pourtant, dans quelques heures (j’écris ces lignes pour passer le temps) va arriver ici-même un Samoyède de deux mois appelé à devenir une bête de trente kilos capable de courir dix heures sans s’arrêter, de sauter à plus de deux mètres de hauteur – un chien de traîneau de type primitif, réputé pour son affection et sa beauté mais pas moins exigeant qu’un Husky, un Malamute, et resté assez proche du loup…

 

Comment en suis-je arrivé là ?

 

Je dois préciser que je ne me suis pas parjuré car Rimski n’est pas, ne sera pas, mon chien – mais celui de Nathalie, dont je suis (je le précise pour les rares lecteurs qui ne seraient pas au courant) séparé, et avec qui je ne partage plus que le toit, l’éducation des enfants, l’organisation de la vie quotidienne et une sorte de complicité sororale (il faudra donc ajouter à la liste : un chien – le sien).

 

Tout est parti d’une plaisanterie, dont on saura bientôt si elle a bien ou mal tourné. J’avais fait croire à Nathalie que, pour son anniversaire, je voulais lui offrir ce Samoyède dont nous avions rêvé lorsque nous étions étudiants à Lyon, et que nous considérions tous deux comme le plus beau chien du monde tant sa qualité de Nordique le situait à nos yeux en lisière du champ canin ordinaire : il hurle comme un loup plus qu’il n’aboie (nuançons – son aboiement, quand il veut jouer, est alors si aigu et si déplaisant qu’on le surnomme la « pintade des neiges »), son pelage épais est presque sans odeur (autonettoyant, comme chez le chat), et son intelligence n’a d’égale que sa gentillesse (parait-il, mais relisant après coup ces notes je ne peux que confirmer). J’avais effectué quelques recherches pour étayer ma blague, me prenant finalement au jeu, mais la rareté des Samoyèdes en France m’en avait bien vite dissuadé. Ma plaisanterie, toutefois, fut si bien prise au sérieux qu’elle généra une grande déception et, dans les mois qui ont suivi, de nouvelles recherches, d’interminables débats sur notre capacité à accueillir et à élever dans de bonnes conditions pareil animal, des nuits blanches, de grandes inquiétudes, moult lectures et coups de téléphone…

 

Les raisons raisonnables et les craintes sont tombées une à une.

 

Contre les chiens dangereux, on prendra un bâton, une bombe lacrymogène, des cours de dressage ; pour l’organisation quotidienne, je sécuriserai le jardin et je construirai un enclos pour éviter qu’il ne fasse trop de dégâts les premiers temps (c’est fait – et, au jour où je relis trois semaines plus tard, défait) ; Nathalie le sortira tôt le matin et tard le soir, et moi dans la journée sitôt que je pourrai (je ferai les allers-retours sitôt finis les cours) ; Nathalie et Éric se chargeront de lui offrir chaque week-end et pendant les vacances les grandes randonnées qui lui sont nécessaires ; et puis, bien sûr, je le garderai lorsqu’elle ne pourra pas le prendre, et les week-ends de la première année parce qu’il sera trop petit…

 

Il y a eu les échanges avec les éleveurs, le vendeur, la gageure du choix du nom (année en « r » – quelles que soient les contraintes on appellera son éventuel compagnon Korsakov…), les lectures spécialisées, la construction de l’enclos, l’achat des jouets, croquettes, coussin et autres bricoles indispensables au culte canin, & chez moi toutes les manifestations typiques des « intérêts spécifiques » de l’autiste.

 

Ce samedi, aujourd’hui, tout est en place. L’enclos, le chenil, le corral occupe tout le salon, et les chats s’habituent à emprunter la planche au-dessus de l’escalier pour rejoindre leur gamelle mise hors de portée du chien. J’attends Nathalie, partie avec Éric quelque part en Drôme chercher le chiot que nous avons vu grandir en vidéo et qu’elle-même est allée choisir sur place le mois dernier.

 

Passent Martin, Laurence, Arsène, River, tournent Léo, Clément et l’horloge : lorsqu’enfin les voici à la nuit tombée, c’est tout le Villard qui se presse autour de la crèche, pardon, de l’enclos, pour saluer la merveille qui n’en mène pas large.

 

Je le prends dans mes bras et je sens que rien ne pouvait mieux marquer l’ouverture de cette nouvelle phase de nos vies qui, malgré la pandémie et toutes les incertitudes qui rôdent, ont pris, depuis le premier confinement et ma rencontre avec Élodie (trois syllabes qui sonnent à merveille, c’est le dit du Salut !), une tournure inattendue.

 

Rimski, c’est la grâce de l’inattendu !

 

 

Ce contenu a été publié dans 2021. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.