Vigie, août 2022

 

Un borgne aux Charmettes

 

 

Je pars à la poursuite de mon ombre dans la fournaise de Chambéry. Est-ce que ce sont les passants qui zigzaguent ou bien moi qui peine à marcher droit ? Je reconnaissais le lieu, la fontaine, le cinéma, où j’avais si peur de venir autrefois. Maintenant j’ai grandi, je n’ai plus peur, je pourrais même m’asseoir à la terrasse de ce café s’il faisait moins chaud… J’avise plutôt un banc, sur lequel je m’allonge afin de me passer le collyre acheté à l’instant dans une pharmacie, dont j’espère qu’il soulagera la douleur à l’œil gauche qui me lançait tout à l’heure, mais qui à présent me brûle. Puis je remonte l’avenue des Charmettes et le fil des souvenirs. Voici l’espace Malraux, refait à neuf, Jean y virevolte encore sur la scène de ma mémoire. Voici l’immeuble où mon père, depuis une heure, n’habite plus. Je n’ai jamais réussi à m’approprier cet appartement relié à nul souvenir vraiment heureux, hormis peut-être celui du concert de Jacques Bertin devant une cinquantaine de personnes. Je laisse à main gauche les Bauges brûlées et je remonte en ruisselant vers la maison de Jean-Jacques.

Un vent flou souffle encore dans l’allée. Le torrent n’est pas complètement à sec. Martèlement d’un pic, bruissement des hauts feuillages dans ma tête. Puis soudain, plus un souffle. Je repense à ce cours en classe de Seconde où ma professeur de français m’avait donné à lire à voix haute l’incipit des Confessions, parce qu’elle pensait sans doute que ce texte pouvait me parler, ou bien pour me valoriser un peu : « Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu. » J’avais lu ces lignes en vibrant, oublieux de cette classe hostile et bête.

Voici la maison. Personne. Calme total. L’odeur des buis. Le ciel vide qui tourne, et moi qui tourne en rond dans les pièces vides… Je crois que c’est en allant aux toilettes pour me passer de l’eau dans cet œil que je ne peux plus ouvrir, que je prends enfin conscience de mon état. La douleur crie dans ma tête comme une sirène d’alerte que j’entends enfin. Je sais qu’il conviendrait de me rendre aux urgences, mais je me contente d’appeler le docteur…

 

09/08/22

 

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