Vigie, août 2022

 

Le monde est flou

 

 

Crépuscule du soir, quelques nuages gris rose s’attardent dans le ciel limpide. Pour la deuxième fois de l’été, un incident médical me force à passer tout le jour allongé : la cornée a été percée et l’ulcère s’est infecté, a constaté le docteur.

C’est chose étrange que de repartir vers les bois, qui sont déjà sombres, en n’y voyant plus que d’un côté. Cela fragilise encore plus. Souvent Rimski reste hors champ, et je ne peux pas prévoir à quel moment il va se mettre à courir après un chevreuil ou un marcassin (ainsi qu’il l’a fait avec Nathalie qui, ayant lâché la laisse, a été obligée pour le récupérer de s’enfoncer dans une jungle de ronces et d’orties dont elle est ressortie quelque peu lacérée). Je me concentre sur la tension de la longe. Je me concentre sur les sons, aussi, comme je l’ai fait cet après-midi en écoutant les deux disques ramenés du concert de samedi (Éric Commère à l’accordéon et Michel Supéra aux saxophones), puis, sur France Culture, un reportage consacré à la solitude : hier, celle des gosses de riches, aujourd’hui celle des vieux et surtout des vieilles. Le témoignage de cette femme inconsolable devant la perte de son mari après cinquante-deux ans de vie commune a réussi à me faire pleurer des deux yeux…

L’expérience en tout cas est nouvelle. Ce n’est pas seulement la moitié du champ qui disparaît, car même ce que je vois encore est flou, sans couleurs et sans relief, comme si j’étais redevenu myope, ou bien, à mesure que la pénombre envahit le sous-bois, comme si je voyais tout à travers la vitre d’un aquarium. Seul le pelage blanc de Rimski (comme du beluga dans la scène dont j’ai vu les images tout à l’heure et qu’on vient d’euthanasier), apporte une touche de réalité intermittente. Cela me fait peur, non à cause des menaces que laisse planer l’occultation partielle du champ (« plus le champ est restreint, plus la menace est grande »), ni parce que je sens que mon seul œil valide fatigue comme une lampe dont la pile s’use, mais parce que je pense à toutes ces très vieilles personnes qui, fatalement, y voient de moins en moins, entendent de moins en moins, happées au ralenti dans un autre monde cauchemardesque. C’est ce qu’elles disaient toutes, dans le documentaire : oh non, je ne me sens pas vieille, mais je suis seule dans un monde que je ne reconnais plus. Je ne peux plus lire, je ne peux plus marcher, je ne peux plus dormir, je ne peux plus veiller, je ne peux plus regarder la télévision, j’écoute la radio mais je n’entends pas très bien, je ne veux pas mourir mais c’est la mort que j’attends, qui m’attend, il n’y a vraiment plus qu’elle pour m’attendre. Vaines craintes sans doute, ne pas y penser peut sembler préférable, et puis se dire, comme on le fait collectivement devant le dérèglement climatique, l’extinction des espèces, la crise énergétique, qu’on verra bien quand le pire sera là : c’est une stratégie comme une autre.

Un grand bond du chien blanc dans le noir me ramène à la réalité du moment. Cette fois, je crois bien qu’il l’a attrapé, le campagnol ou le mulot. Je cours pour regarder ce qu’il a sous ses pattes, dans sa gueule, mais l’animal (si animal il y avait) s’est échappé. Rimski poursuit la promenade, surexcité par cette heure tardive où toutes les bêtes sortent ainsi que par la trop longue attente au pied d’un maître alité qui réagissait à peine à ses coups de langue.

Marche dans l’obscur et le flou. Crissements des grillons. Fragrances de balsamine et de salade. Odeurs aussi de mûres et de sueur. Cette nuit encore sera chaude, et les nuits d’après plus encore. Le grand incendie au-dessus de Voreppe se poursuit, les flammes s’approchent des habitations. Mon amie Agnès, qui se remettait d’une opération, s’est foulée la cheville et fracturée le péroné sur son lieu de vacances. Les missiles ukrainiens ont atteint la Crimée, forçant les touristes russes à s’enfuir des plages (de cela au moins on ne se plaindra pas). Je trébuche sur une pierre que je n’avais pas vue et je lâche la longe ; le chien d’abord continue seul, puis fait demi-tour et vient voir ce que j’ai. « Rien du tout, mon toutou, c’est juste que je suis borgne et que le monde est flou ! »

10/08/22

 

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