Vigie, août 2022

 

L’infaisable

 

La forêt en août

 

Depuis la grande averse, l’air est redevenu presque printanier. Rimski gambade à la poursuite des odeurs le long du Gelon qui cascade, glougloute, chante comme un torrent. Il est tombé cinquante millimètres l’autre jour, aussitôt les prés jaunes ont commencé à reverdir.

Hier on a planté les piquets qui délimitent le terrain qu’Élodie achète juste à côté du mien, quatre mille mètres carrés de bois et de prés qui vont jusqu’au Grand Creux, avec pour travailler dans le futur jardin la plus belle vue du Villard. C’est une grande étape et un moment heureux. L’achat de terres agricoles semblait inaccessible, car ils sont tous susceptibles d’être préemptés par la SAFER au profit d’agriculteurs bien installés. Madame Blanc, notre voisine et vendeuse, lui a cependant signé un bail qui nous met à l’abri des mauvaises surprises. C’est, à notre échelle, un autre petit miracle.

Dans ce même registre des petits contentements quotidiens, la cage prêtée par Éric m’a permis d’identifier et de capturer les gratteurs de murs qui perturbaient mes nuits : une famille de musaraignes. J’ai regardé le petit animal affolé qui courait dans la cage, d’autant plus compatissant que j’ai moi-même un cœur de musaraigne, puis je l’ai relâchée un peu plus loin, avant d’en capturer une deuxième, une troisième, ainsi plus tard qu’une souris sauteuse qui n’y était pour rien. Le hérisson revient boire en essayant de ne pas se faire voir de Rimski. Les enfants et Nathalie sont partis pour quelques jours mais le grand vide que cela creuse est atténué par la présence bienfaisante d’Élodie, qui écoute patiemment jusqu’après minuit la relecture de mon texte sur Kenneth White…

Aujourd’hui a lieu la signature de la vente de l’appartement de mon père, dont je suis copropriétaire, à Chambéry ; j’irai faire un petit pèlerinage aux Charmettes où, sans doute, je ne retournerai plus. Pour l’heure, je marche à grands pas derrière Rimski, qui est en pleine forme et finit par me faire trottiner avec lui. Les lumières sont belles, les sous-bois bucoliques à souhait. Quelques limaces escaladent les balsamines au parfum écœurant. On attrape en passant des mûres bien sucrées, si elles poussent au soleil, ou encore acides dans les zones ombragées. Les chevaux qui nous ont précédés ont laissé par endroits une odeur d’urine si forte qu’on se croirait dans le box d’une écurie rarement nettoyée. Un héron gris s’envole en silence au-dessus du Gelon et Rimski bondit pour le voir – à défaut de pouvoir attraper l’oiseau. Pendant que je me ressers en mûres, lui se délecte de crottin.

Aujourd’hui, j’ai choisi de remonter par La Martinette au lieu d’y descendre : tous les repères sont modifiés, et je vois à l’attitude de Rimski que lui aussi a l’impression de faire une promenade nouvelle. Sortir de la forêt pour arriver en bas de La Martinette avec le soleil de face donne plus que jamais l’impression d’arriver dans un havre, voire de pénétrer dans un espace mental qui semble n’avoir été inventé que pour protéger les esprits inquiets. Ici, tout fait sens et les planètes s’alignent, comme on ne le voit que dans les œuvres de fiction. C’est le fruit du hasard et de la persistance, comme je dis en passant à Philippe. Il est facile de faire des éléments d’un texte des symboles qui disent plus qu’eux-mêmes, s’agencent entre eux et se répondent. Il est un peu moins facile, mais cela reste possible, de faire de même avec les éléments de sa propre vie, en rendant signifiant chaque geste, chaque déplacement, l’agencement de sa maison, l’image qu’on donne de soi (comme Kenneth White par exemple) – au risque de se figer dans une posture en léger décalage avec la réalité, de se transformer en personnage ou en statue. Ici, à coups de pelle et de pioche (car le jardin de la maison qu’achète Élodie a malheureusement été transformé en bunker par son prédécesseur), on réalise l’infaisable. Tout s’agence sans posture, le texte ne fait que recueillir l’écho et la cohérence du monde ainsi façonné.

Un grand pic s’envole sous mon nez en criant de toutes ses forces. Je ruisselle dans la remontée, marchant à pas de loup vaillant, pas pressé mais ample et silencieux. La lumière étincelle dans le pelage du chien blanc.

09/08/22

 

Ce contenu a été publié dans 2022. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.