Vigie, août 2022

 

Malgré la guerre

 

 

Maintenant je marche dans ma maison qui est paisible, car la guerre est loin, et vide, car Rimski est parti avec Nathalie et que les enfants sont partis eux aussi, chacun de son côté. Je vais sur la terrasse, je regarde les grands nuages accrochés aux crêtes de Belledonne, la terre qui bascule. C’est cet été je crois qu’on a atteint le point où tout bascule dans les tempêtes, les feux et la guerre, c’est cet été je crois qui marque collectivement (à défaut d’une vraie prise de conscience écologique qui ne sera sans doute le fait que des générations futures) la fin de l’insouciance.

Bien vite je retourne au bureau où je fouille les notes et les mots en quête de fragments d’autrefois. J’exhume des décombres mes notes du « Fort de l’esprit », et tout me remonte en mémoire : Fabrice Midal, Jonas, Pablo, les tilleuls, la chapelle désacralisée de ce dernier séminaire bouddhiste. Jusqu’à tard je travaille à remettre en prose ces poèmes imparfaits afin d’en faire peut-être un petit volume qui pourrait être lu par Dieu sait qui pour Dieu sait quoi.

En fin de matinée je rejoins Élodie et ses parents à La Martinette pour des tâches plus concrètes. Il faut débarrasser le jardin des débris de bois pourri, des sacs d’engrais et de charbon, du plastique et de tout le fatras ahurissant de grillages, de parpaings bétonnés et de tôles dont le propriétaire précédent s’était entouré pour une raison aussi obscure que son esprit en guerre. De quoi avait-il peur ? Des cyclones ? D’une attaque de sangliers ? De ses voisins, pourtant débonnaires ? Il se barricadait, appelait sans cesse la police, enragé par l’idée qu’on lui vole quelques centimètres de terrain mais n’hésitant pas à en perdre des mètres entiers en fortifications absurdes… La seule justification à cette palissade enterrée, boulonnée et coulée dans du béton armé semble être la volonté forcenée d’emmerder ses successeurs – l’objectif est atteint. Aller-retour à la déchetterie dans la sueur et le soleil. Toutes les installations commencent ainsi.

Au soir venu j’échappe encore à la grande solitude parce qu’on se retrouve tous ensemble dans un restaurant de Chapareillan. Léo a passé la nuit au refuge de l’Arbarétan avec River : ils avaient la montagne pour seuls, ces chanceux ! Comme j’aurais aimé à leur âge vivre pareille aventure ! Mais ma vie d’aujourd’hui est pleine d’aventures, puisque même reprendre la route pour aller jusqu’à ce restaurant inconnu en est une. Le soleil me grise, comme me grise chaque fois cette idée qu’un simple coup de volant sur la gauche ou la droite nous ferait basculer dans une tout autre histoire. Je résiste bien à cette griserie parce que ma vie est belle. Je ne me laisse pas détourner davantage par tous ces détails que je perçois avec une acuité presque surnaturelle : le panneau « attention aux piétons », les grands nuages accrochés aux crêtes, les feuilles composées des acacias presque phosphorescentes, et ce soleil de face qui me semble à croquer.

Malgré la guerre qui gronde depuis six mois à nos portes, malgré les tempêtes, les feux et la peur qui s’empare de nous, la vie reste si désirable encore qu’on voudrait la croquer.

 

24/08/22

 

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