Vigie, août 2022

 

Sur la route du ciel

 

Orage

 

Hier en fin d’après-midi, les nuages se sont amassés sur Belledonne dans un grand souffle tiède. On a mangé sur la terrasse sans parasol, le nez en l’air, en surveillant le ciel. Pleuvra, pleuvra pas ? On a fait des paris. Vagues après vagues les rouleaux de nuages ont déferlé lentement, puis au dessert les gouttes ont commencé à crépiter. Ce fut la première averse depuis des semaines, ample et continue, avec des éclairs, qui s’est lourdement abattue sur le sol desséché en causant quelques dégâts. Au matin je regarde le sol jonché de feuilles et de branches, les câbles tombés à terre. Le ciel est à nouveau limpide. On respire mieux.

Je reprends la voiture pour me rendre au salon du livre de montagne de Passy. C’est mon escapade du mois, de l’été. Naturellement, j’ai peu dormi et eu très mal au ventre : c’est la routine des départs. J’ai mis un pantalon jaune, un polo rayé multicolore, des baskets jaune et blanc : on dirait un ara en parade, mais au moins serai-je assorti à la couverture de mon dernier livre. Il y a beaucoup de couleurs dans mes livres, car elles m’obsèdent au moins autant que les odeurs. Je considère cette façon de les arborer toutes comme un accomplissement. Lorsque j’avais douze ans, j’avais mis un pullover jaune pour rencontrer Jean Vasca, parce que Vasca c’était le soleil. De treize à vingt je suis resté en noir. Pendant les années de Guyane je m’habillais en vert. Quand j’ai étudié le bouddhisme, j’ai naturellement arboré le jaune et bordeaux grâce auxquels on me prenait pour un lama stagiaire… Aujourd’hui, c’est tout cela à la fois.

Un torrent a débordé sur la route jonchée de débris où le reflet du ciel me donne brièvement l’impression de voler. Je roule prudemment, je suis inquiet. Hier Rimski a failli renverser un cycliste qui avait déboulé dans un virage à toute allure sans que je l’aie vu venir. Tout à l’heure, comme je roulais sans visibilité derrière une caravane, un quidam furieux tout à l’heure m’a klaxonné parce que je ne lui avais pas laissé la priorité à une chicane. Ces broutilles me rappellent à quel point l’accident est toujours proche, toujours facile ; or, je suis fatigué et la route est assez longue.

Bien entendu j’ai mis le GPS que je vais suivre scrupuleusement. Un héron gris vole à contresens sur ma voie et se déporte au dernier moment pour rejoindre le ruisseau. L’interminable ligne droite en direction de Chamousset m’épuise. Il n’y a presque personne, un peu de brume dans la lumière, des bancs de brume dans la plaine. Les meules dorment, les corneilles s’éveillent sur mon passage. La voiture en fin de course fait tant de bruit qu’il est difficile de savoir lequel annonce la prochaine panne ; au moins ne suis-je pas tenté par l’excès de vitesse.

Voici le carrefour du Pont-Royal, vraiment royal au soleil du matin. Soleil et brume le long de l’Isère, la route semble si peu réelle et l’impression de flotter est telle qu’il faut faire un effort pour ne pas se laisser happer par les sensations ou les divagations. L’herbe des bas-côtés est jaune, la peinture aussi qui délimite la route ainsi que les plots sont jaunes, un instant je me dis que c’est à cause de la sécheresse avant de me rappeler que c’est aussi la couleur des travaux. Comme toujours je me trompe à l’unique bifurcation d’Albertville, parce que je ne réagis pas, parce que je vois bien qu’il faut tourner mais que je ne le fais pas, englué dans une sorte de passivité peu compatible avec la conduite automobile (et qui m’a coûté par deux fois mon permis, lorsque je tentais de le passer, car à chaque fois que l’inspecteur me demander de tourner je  continuais tout droit, jusqu’à ce qu’il finisse par prendre le volant, persuadé que je me fichais de lui. Je ne me fiche de personne, je suis juste un peu lent à réagir…).

À mesure que je remonte les gorges, la mémoire me revient de cette route faite souvent avec mes parents ou Nathalie. À l’ombre des falaises, avec tous ces virages, ces tunnels et ces ponts, ces filets qui retiennent les pierres, je suis plus à mon aise que sur l’autoroute de la plaine. L’arrivée à Passy est une féérie…

 

06/08/22

 

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