Vigie, août 2022

 

Le cœur et le temps

 

 

On peut à peine dire que le temps a changé. Tout juste si on s’étonne du soir qui vient plus tôt, de la lumière plus floue, d’une certaine fraîcheur matinale. Rimski, au retour de vacances, n’en finit pas de tout renifler, de refaire des marquages connus de lui seul, avec la timidité et la minutie d’un nouvel arrivant. Il est toujours délicat d’interpréter l’attitude du chien, mais j’ai l’impression qu’il est content, et même rassuré de revenir.

Ensemble à nouveau on traverse le petit-bois et le grand champ où, l’autre jour, on a vu la martre courir à grands bonds après avoir probablement attaqué le nid des corneilles qui criaient depuis un moment. Dans le terrain qu’Élodie est en train de transformer en jardin et où poussaient il n’y a pas si longtemps des ronces de deux mètres, on ramasse quelques poignées de girolles. Dans le grand champ ce sont des rosés qui ont poussé pour la première fois en quinze ans, conséquence probable de cet été caniculaire qui rebat les cartes mycologique comme toutes les autres (en principe les rosés ne poussent pas à notre altitude). On arpente les champs où l’herbe sèche a été rasée par les vaches et où les champignons se voient de loin. Pour un peu on en oublierait de songer à cet été passé, presque entièrement passé, et qui va continuer pendant quelque temps à nous filer entre les doigts jusqu’à ce que l’automne s’impose.

Je songe à ce que j’ai fait, à ce que je n’ai pas fait. J’ai terminé mon livre des trains. J’ai fait cette rampe en béton pour accéder au garage dont la conception et la fabrication m’inquiétait. On a débarrassé le jardin de La Martinette, l’installation est pour bientôt… Monter sur le toit en tôle pour nettoyer les gouttières, par contre, je n’ai pas pu le faire, même en étant assuré fermement par Élodie. Le vertige m’a paralysé, comme James Stewart dans Vertigo, avant même que j’aie réussi à passer mes deux jambes en dehors de la fenêtre de toit (Poema finalement a nettoyé les gouttières en dansant comme un chat…). Je n’ai pas écrit non plus Le livre de Madère, ni les textes sur Paris et les derniers concerts.

J’ai rêvé cette nuit que j’écrivais mon livre sur la chanson, avec une introduction qui se passait dans une brocante. Comme autrefois, je m’arrêtais devant un bac rempli de vieux disques vinyles rangés par ordre alphabétique et je cherchais des trésors. La mémoire des spectacles me revenait à mesure, justifiant le classement par nom d’artiste du livre : Dominique A,  Barbara, Bertin, Guidoni, Higelin, Magny, Nougaro, Ferré, Ribeiro, Thiéfaine, Vasca… Au réveil, l’idée m’a semblé si bonne que je me suis dit que ce serait mon prochain livre, que j’allais m’y atteler dès la rentrée parce que ce travail fragmentaire conviendrait bien à mon temps morcelé.

C’est cela surtout que j’ai du mal à croire : dans quelques jours je vais retrouver ce temps contraint qui va de septembre à juillet. Tout en contemplant une superbe et mortelle amanite, je songe à ma première rentrée, première découverte du travail salarié, il y a vingt-trois ans. Je m’étais senti tellement enfermé, piégé, et triste, rêvant alors étrangement de devenir conducteur de train, que j’avais commencé à écrire Le grillon de l’automne. Cette compression du travail salarié rappelle que le temps n’est pas extensible, et par là-même ravive la nécessité d’écrire. Ce fut, c’est et ce sera ma manière de répondre à ce goulet d’étranglement de septembre qui permet aussi, comme dans un instrument de musique, de propulser avec plus de force l’air et, si l’on s’y prend bien, de le faire chanter.

Je m’assois un instant en lisière de la hêtraie aux côtés de Rimski. Chacun nous regardons au loin, lui la lisière d’en face où les chevreuils viennent de passer, et moi, comme toujours, songeant à tout ce qui inquiète et tout ce qui rassure.

Ce qui rassure : le rire des enfants – Léo, Clément, Poema et Arsène jouant tous ensemble l’après-midi durant comme les petits qu’ils sont encore un peu ; le poil ondoyant et la fière allure de mon jeune Nordique que je lâcherai, demain, qui s’enfuira – mais ce qui rassure alors est son retour rapide ; le sac de champignons attaché à ma ceinture ; les nuages sur Belledonne annonciateurs de pluie, peut-être ; le retour de Nathalie, la présence d’Élodie ; le vent d’hier, la crémaillère de demain ; le chant clair du Gelon où Rimski, bientôt, se désaltère ; le cœur qui bat dans la montée et ne s’arrête pas.

Ce qui inquiète : les dernières nouvelles de Zaporijia, chronique d’une catastrophe annoncée aussi absurde que terrifiante et que l’on suit sur les écrans ; le vide sur le toit, puis le vide dans mon ventre et le vide dans les rêves ; le cadavre du merle dans les yeux duquel émerge une guêpe ; le triomphe des Balsamines ; la douleur au genou qui ne passe guère, toutes les petites douleurs qui ne passent pas ; le temps qui passe dans la descente et ne s’arrête pas.

 

28/08/22

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