Vigie, août 2022

 

Le Zèbre et la Sauge

 

 

Beaucoup de poètes s’enorgueillissent volontiers d’être aussi autre chose, d’avoir d’autres qualités plus concrètes (Saint-John-Perse par exemple était très fier de ses quelques connaissances ornithologistes), un vrai métier avec de vraies connaissances. C’est sans doute parce qu’écrire ne suffit pas pour offrir une place stable et fiable : s’il n’est pas forcément nécessaire d’être fin gourmet, botaniste ou musicien pour apprécier le travail du cuisinier, du jardinier ou du chanteur, il faut être un minimum lettré (et disposer en outre de temps libre) pour apprécier celui de l’écrivain, surtout s’il n’est pas romancier. Son statut reste incertain, oscillant entre un prestige un peu vague et des soupçons d’imposture (à moins bien sûr de faire partie du cercle très restreint des auteurs médiatisés, mais c’est une autre histoire).

J’éprouve pour ma part un contentement enfantin à endosser d’autres habits que ceux du lettré que je reste incurablement. Autrefois, j’étais ravi que l’on me prenne pour un berger en montagne, un mousse en Bretagne, un ornithologue en Guyane. J’ai aimé participer aux travaux d’entretien de la Chartreuse de Saint-Hugon lorsque j’étais étudiant à Karma-ling – et, plus que tout, me charger de la mise en place très ritualisée du grand autel. La musique ou même le compagnonnage d’un Samoyède sont aussi une façon de changer d’étiquette. En résidence chez Jérôme dans son atelier de graveur à Poitiers, j’ai aimé accueillir les clients comme si j’étais de la maison. J’ai enfin été un stagiaire attentif chez mon ami apiculteur Éric, et exprimé maintes fois lors des salons du livre une certaine jalousie vis-à-vis des vendeurs de victuailles.

Aujourd’hui, me voici un des leurs : un marchand sur un marché – l’ami Patrick Jagou, de passage dans les travées, ne m’a pas reconnu, et moi-même je ne me reconnais pas ! L’enjeu est de taille, puisque j’accompagne Élodie au tout premier marché de son entreprise de plantes aromatiques et médicinales « Le Zèbre et la Sauge » dans la station des Saisies. Cette journée du 15 août, fête du Beaufort, est le point d’aboutissement et de départ de plusieurs mois de réflexions, d’essais, de préparatifs méticuleux. Avec l’achat des terrains et de la maison de La Martinette, c’est une date capitale dans cette nouvelle vie. Pour la première fois, Élodie va proposer au public les produits qu’elle a préparés avec tant de soin : aromates, tisanes, sirops et gelées de plantes, pour commencer – les encens, les parfums et les livres viendront plus tard.

Nous partons à l’aube dans la petite Swift bleue, avec tout le matériel nécessaire : parasol, tables, bâches, chaises, cartons, plantes en pot, glacières, etc. – et c’est comme un vrai départ en vacances. La route est belle, et plus belle encore l’arrivée sur le site.

Un marché, comme un spectacle, a ses coulisses, avec ses tensions, ses drames, ses éclats que le public en principe ne voit pas, mais que l’on découvre pendant l’installation. Un tel prend la place d’un tel après avoir appelé la police, une autre se scandalise pour une raison que je peine à comprendre. Par chance, notre stand est voisin de celui d’Annick, qui nous dresse quelques portraits acerbes ou laudatifs de certains personnages. L’ambiance est toutefois bon enfant, parce qu’il fait beau – ni trop chaud, ni trop froid, avec assez de vent pour mettre à l’épreuve les bâches d’Élodie, emporter les sachets de plantes qu’il faut agencer autrement, etc. – et parce que le lieu est ouvert sur des alpages à peine enlaidis par l’infrastructure de la station.

Arrivent les premiers clients, les premières ventes, et je constate rapidement qu’il est beaucoup plus facile et plus amusant de vendre des gelées de plantes que des livres, parce que les gens goûtent, commentent, discutent, et surtout parce qu’ils les achètent ! Le public ici est aisé, et il est en vacances. Ce sont des centaines de touristes souriants qui défilent devant nous, accompagnés par des dizaines de chiens de toutes races – je renonce à interpeller cette jeune fille qui promène son Samoyède, car elle pourrait penser que je l’aborde pour elle et non pour son chien (ce qui aurait été faux) et parce qu’en bon Nordique le chien en question la tire trop vite pour que je la rattrape sans courir, mais je discute longtemps avec le propriétaire d’un couple de Huskys… Les gens défilent, s’arrêtent, goûtent, achètent, et l’on comprend avec soulagement que ce sera un bon début, une belle journée.

J’observe la façon de faire d’Élodie, j’écoute la présentation qu’elle fait de ses produits afin de pouvoir répéter ses paroles. Dans cette bulle d’insouciance et de quiétude estivale, je me sens à mon aise, et même, à ma place. « Le Zèbre et la Sauge : pourquoi ce nom ? – Regardez-nous : où est le zèbre, et où la sauge ? »

 

15/08/22

 

Ce contenu a été publié dans 2022. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.