Vigie, août 2022

 

Un cauchemar

 

 

Je me réveille un peu avant l’aube, sous le choc d’un cauchemar qui m’a terrorisé comme je ne crois pas l’avoir jamais été dans toute ma vie éveillée (même pris dans un braquage au Brésil) aussi bien que dans ma vie rêvée – un cauchemar très réaliste qui n’est somme toute qu’une transposition onirique crédible de ce que vivent quotidiennement des millions de personnes en ce moment. J’écris à la hâte ces lignes, à l’aube, pour m’en défaire ou en garder trace, après avoir vérifié dans Le Monde que la centrale ukrainienne de Zaporijia (puisse ce nom ne jamais entrer dans l’Histoire) n’a pas explosé, et en espérant qu’elles ne soient pas prémonitoires…

Je travaille à Paris dans une grande librairie où l’on vend surtout de beaux albums illustrés. Soudain on entend une série d’explosions d’une violence inouïe. Les murs tremblent, toutes les vitres volent en éclat. Malgré les éclats de verre qui jonchent le sol, certains téméraires se précipitent aux fenêtres pour voir ce qui se passe, pendant que je me cache sous une table – je vois encore juste devant moi la pile des livres qui est tombée dans la poussière. Les explosions, d’une extrême intensité, ne s’arrêtent pas : ce sont des tirs d’obus, sans doute (je n’ai aucune expérience en la matière, je ne regarde pas les informations puisque je lis le journal, et j’ai vu très peu de films de guerre : quel programme caché dans l’holodeck de mon cerveau a pu générer pareilles sensations ?). Je finis par regarder à mon tour par l’une des fenêtres sans vitre et je vois, dans l’avenue déserte où toutes les voitures ont été détruites, une sorte de gigantesque tractopelle (pareils à ceux qu’on utilise dans la forêt canadienne) qui écrase tout sur son passage. « Les Russes », dit quelqu’un près de moi. Je quitte précipitamment la librairie, non sans jeter un dernier regard vers les livres. « Nous aurons quand même fait de belles choses avant de disparaître », dis-je en pensant probablement à l’humanité.

Je cours dans Paris en serrant mon téléphone. Je veux consulter Le Monde mais Internet ne fonctionne plus. Il y a de la fumée partout et les explosions continuent. Des drones et des hélicoptères par moments nous survolent (je revois encore très précisément ce moment où un hélicoptère surgit entre les immeubles d’une rue assez étroite, et où je m’attends à ce qu’il tire). Des éclats commencent à tomber du ciel et je me précipite sous une voiture pour ne pas être blessé. Je reçois de la poussière dans l’œil gauche.

Bientôt me voici en voiture, pris dans un embouteillage. À main gauche on voit d’assez loin la tour Eiffel cassée en deux. Il se dégage des endroits qui ont été bombardés une odeur insupportable dont je me dis qu’elle est liée à l’usage d’armes chimiques. Je n’ai pas conscience qu’il s’agit d’un cauchemar, je n’espère pas me réveiller.

Par miracle (cette expression remplace une série de péripéties qui se sont déjà effacées au moment où j’écris), je parviens à la petite maison que nous habitons en banlieue parisienne : un étage, un toit en pointe, un petit jardin clos assez négligé, trois ou quatre grands arbres qui prennent toute la place, là encore le décorateur a soigné les détails. Quand je vois mon bon chien blanc qui se lève, s’étire, demande des caresses, je le serre contre moi et j’éclate en sanglots. J’allume un antique téléviseur des années 80, mais il n’y a plus aucune chaîne. Je sais qu’il va falloir fuir avec les enfants et Rimski.

Les images finales sont celles de la fuite dans un monde inondé et calciné, d’une fuite sans retour et sans autre but que de fuir. Je traverse des paysages en cendres, un marécage. Je parviens à une grande maison vide où je pense pouvoir me reposer, mais qui est inondée. Je marche sur de beaux tapis spongieux…

13/08/22

 

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