Vigie, septembre 2022

 

Alors je suis parti…

 

 

L’automne, dit-on, est la saison des départs, alors je suis parti avec Rimski jusqu’au tabac-presse d’Arvillard où j’ai posté le manuscrit d’Entre deux gares aux éditions Zoé. L’exemplaire n’était pas très bien relié, mais j’ai estimé que c’était le moment, que je ne pouvais pas attendre. Pourquoi Zoé ? Pour Bouvier, bien sûr, et tous les livres publiés chez eux que j’ai aimés (le dernier en date, Sans Silke de Michel Layaz, une merveille) ; parce que je me sens plus d’affinités littéraires et intimes avec Genève qu’avec Paris ; et parce que la présentation de leur ligne éditoriale me plait, qui évoque « une intense attention au presque rien et à l’ordinaire qui permet la nuance, l’alliage du sombre et du lumineux ».

Je suis ensuite reparti marcher à travers les champs détrempés. Clarines des vaches. Hier j’ai roulé derrière celles qu’on transportait dans un camion ouvert pour les changer de pré, peut-être, ou les mener à l’abattoir ; leurs gros naseaux frémissants et leurs regards rougis, pas encore affolés mais inquiets, m’ont fait pleurer pendant toute la descente.

Je ramasse quelques coulemelles, quelques rosés, que je compléterai avec les girolles et les ceps que je n’ai pas ramassés hier parce que j’étais pressé. Bien sûr l’automne est magnifique, avec ses guirlandes de brouillard qui glissent sur le cou de Belledonne, ces grandes manœuvres du temps qu’il fait et des bêtes entre deux averses. Ces changements n’ont rien de cruel ni de redoutable parce qu’on les attendait et qu’on les espérait même – peut-être un jour n’y aura-t-il plus de pluie en automne, et peut-être ce jour est-il proche. Il y a des changements magnifiques, me dis-je en ramassant cette fois des noix fraîches sous l’un des grands noyers. D’ici je peux voir le terrain d’Élodie, dont elle a commencé à préparer le sol. Rimski brise les noix d’un seul coup de mâchoire et en mange quelques-unes. Finalement je me sers de lui comme d’un casse-noix et l’on partage quelques cerneaux comme naguère je partageais les criquets avec la minette de mon enfance. Oh, le seul vrai changement auquel j’aspire à présent, serait de recevoir de Zoé une réponse favorable qui me permettrait de déployer mes ailes d’écrivain, qui ne sont pas des ailes d’albatros mais au moins de rouge-queue ou de geai, des ailes faites quand même pour voler…

Une grenouille qui faisait la morte, presque invisible au milieu des noix, bondit soudain sous le museau du chien ; je lui trouve quelque chose de moqueur, comme si elle m’adressait une leçon : en guise d’envols, je n’aurai sans doute droit qu’à quelques bonds pesants de batracien. Je m’en accommoderai, je n’aurai pas le choix.

La plupart des changements me semblent cependant vraiment difficiles à endurer, parole d’autiste. Je laisse de côté les plus dramatiques – tous ces pauvres gens forcés de tout laisser derrière eux pour aller à la guerre. Je pense surtout aux métamorphoses du corps lorsque surviennent l’adolescence et la vieillesse. Je réécoutais tout à l’heure dans le très beau dernier disque de Dominique A Nouvelles du monde lointain, la chanson intitulée « Le manteau retourné de l’enfance ». Je l’ai d’abord entendue comme une chanson sur l’adolescence, avant de l’appréhender comme une chanson sur la vieillesse. Elle dit très bien ce décalage du corps et de l’esprit, « le corps a pris tellement d’avance »… J’avais fait autrefois la même confusion avec la chanson d’Anne Sylvestre « Que vous êtes beaux » (il fallait être un peu distrait pour ne pas comprendre mais j’étais très jeune). Je me souviens avoir vécu la sortie de l’enfance comme une catastrophe honteuse. Je ne voulais pas muer – j’ai d’ailleurs gardé ma voix de haute-contre qui a sonné étrangement pendant bien des années avant de trouver un timbre un peu atypique sans doute, mais qui est le mien et que j’assume sans malaise. Qu’en sera-t-il de la vieillesse ? – Supportable seulement si je peux écrire, me délivrer du poids des livres que je garde en mon ventre.

Le Border Collie croisé Beauceron de La Martinette cependant assaille Rimski de ses aboiements et de ses grognements. Il a le poil hérissé, il a très peur et ne sait pas trop comment s’y prendre pour chasser cet intrus qu’il connaît pourtant. Philippe intervient, l’absence d’agressivité de Rimski calme aussi son compère qui fait bientôt mine de vouloir jouer, même s’il n’ose qu’à moitié. La voie de la forêt est libre, on s’engage sous les frondaisons lourdes de pluie dans l’air saturé d’odeurs de mousse, de balsamine triomphante et de champignons. L’anxiété des tâches à accomplir est emportée. Ça y est, je suis parti, le manuscrit est parti ; se rouvre le cycle de la longue attente et du fragile espoir de recevoir, qui sait, une réponse favorable – ou bien de voir la salamandre.

 

24/09/22

 

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