Vigie, septembre 2022

 

Vitalité montagnarde

 

 

Je rentre du travail un peu sonné, assommé, épuisé par cette alternance entre les tensions de l’attente et la détente du cours. Au diapason de mon mental, la météo estivale de la journée est en train de virer à la pluie d’automne, le vent tiède caresse les herbes de nouveau vertes du grand champ et les nuages s’accumulent au-dessus de Belledonne et de la Chartreuse. Je ramasse quelques rosés qui viennent de pousser et quand je me relève, cela fait comme un petit satori, un flash, une illumination. La tête me tourne, pendant un bref instant je me déporte dans une autre époque, en 1999, quand j’ai commencé à enseigner au Lycée Condorcet de Saint-Priest, près de Lyon. Un jour là-bas en sortant de ce lycée immense où je me sentais perdu « comme un petit personnage de Sempé », j’avais trouvé dans une pelouse attenante, en lisière de ce monde périurbain qui m’effarait, des agarics des prés, ce qui m’avait plongé dans une nostalgie sans fond. Là-bas je me sentais piégé, déraciné, malheureux. Je pense que j’aurais pu apprivoiser ces élèves si différents de moi, avec lesquels j’ai d’ailleurs fini par m’entendre, mais pas le lieu, non. Il valait mieux partir très loin, en Guyane, dans un endroit difficile à vivre peut-être mais où il y avait des oiseaux, au moins, à défaut de champignons…

Voici ma vie d’aujourd’hui : je rentre du travail, fatigué sans doute mais heureux d’avoir pu transmettre une fois de plus ce qui m’est cher ; mon beau chien blanc m’attend, heureux lui aussi des retrouvailles, impatient de la promenade ; je le prends dans mes bras, je le caresse, je joue avec lui et puis nous repartons à travers ces prés qui semblent sans limites et où je ramasse tout un sac de rosés. Je ne sais comment ni à qui dire la reconnaissance que j’éprouve alors de pouvoir vivre ainsi et ici.

Dans les branches d’un grand arbre à l’entrée des Landaz, apparaît soudain un jeune garçon torse nu, de retour lui aussi du collège, qui fait des figures semble-t-il en écoutant du rap. Rimski saute sur place comme il le fait quand il voit un oiseau ou un écureuil, et aboie. « Mais tu n’es pas un écureuil, toi ! », m’exclamé-je. Le garçon rit. Je n’ose lui demander s’il est heureux de vivre ici, mais il en a l’air, indubitablement.

Moi, je pense qu’on ne peut pas se passer du dehors, d’un arbre pour grimper, de forêts, de grands champs et de champignons. Enfermé dans une ville, on s’étiole. Une collègue l’autre jour disait qu’elle aimait travailler dans ce petit collège qui est mon havre depuis quinze ans parce que les adolescents y sont plus beaux qu’ailleurs. Beaucoup d’entre eux s’en vont courir, randonner ou grimper en montagne, contrairement à ces autres enfants déjà tout bedonnants à force d’immobilité et d’écrans qu’elle côtoie dans un autre établissement plus urbain. Préjugés urbano et grossophobes, peut-être – je ne sais pas. Je m’étonne d’en arriver presque à faire l’éloge de la force physique, mais j’ai du mal à ne pas être en partie d’accord avec elle. Je sais aussi que ces apparences sont trompeuses, puisque, de fait, bon nombre de ces gamins en pleine forme physique n’entretiennent avec la nature qu’un rapport assez pauvre, essentiellement sportif (même si quelques-uns s’intéressent aux bêtes et aux plantes). Ce garçon dans son arbre qui écoutait du rap, peut-être aurait-il préféré faire du parkour en ville, et peut-être maudit-il ses parents de vivre dans ce hameau isolé ?

Ce que je sais, c’est que j’aime éprouver dans mon corps cette vitalité montagnarde, qui me donne à moi-même une sensation de jeunesse que je ne ressentais guère lorsque j’avais quinze ans. À chaque tour, je rajeunis – j’aurai bientôt quinze ans !

Le tonnerre gronde cependant. Sans que j’y aie pris garde le sac s’est tellement rempli de rosés qu’il craque, ce qui m’oblige à le tenir dans mes bras comme un gros chat. L’odeur des champignons mêlée à celle de ma sueur, de la forêt, des mousses, des balsamines bientôt, achève de m’enivrer. Les jeunes houx et les orties vert sombre brillent dans la pénombre du sous-bois. Rimski en bondissant sur le talus découvre sous les feuilles une plaque de girolles – pardonnez-moi, mais je n’ai vraiment plus de place. Ça sent l’aiguille, l’automne, la mûre et l’orage. Ça sent la joie et la jeunesse de vivre à plein nez sur mon sentier. Je ne désire rien de plus que ce qui m’est donné.

 

06/09/22

 

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