Vigie, septembre 2022

 

 

Un coup de folie

 

 

Les bogues s’ouvrent sous la morsure du premier froid, qui retient encore sa mâchoire, comme le fait mon chien quand il joue, mais dont on sent la force. Hier un chevreuil a sauté sur la voiture de Nathalie, brisant une aile du véhicule ; elle l’a vu se redresser tant bien que mal dans le rétro et repartir en titubant pour sans doute aller mourir plus loin. Au retour de la première répétition d’harmonie, c’est un cerf aux bois immenses qui est passé devant la voiture. L’automne et la chasse affolent les bêtes. Il y a de l’inquiétude sous le ciel profond de septembre, et quand on voit les pommes rouges rutilantes, les châtaignes et les noix qui jonchent le sol, les chanterelles jaune vif dans la pénombre du sous-bois, les alignements de bois coupé devant les maisons, on sait qu’il faut faire des provisions pour l’hiver.

Léo, armé de la lourde masse et du coin, a débité les bouleaux qu’on avait abattus, mettant dans l’exercice une belle énergie. Trouver trois stères de bois sec a été difficile, tant chacun cette année s’est rué sur le bois de chauffage à cause des craintes de pénurie liées à la guerre. Au hameau de La Martinette cependant, la petite bise que j’ai sentie en sortant ne passe plus. Il fait si chaud qu’on transpire à nouveau. Le bois est rangé depuis longtemps, bien aligné, bien protégé. Si le château de cartes de nos sociétés devenues si fragiles s’écroule, c’est encore ici qu’on survivra le mieux.

Tout à l’heure Tristan, en pleine crise d’éco-anxiété, me disait son désarroi devant le monde tel qu’il déraille. Nous avons lu le poème d’Andrée Chedid « Destination : arbre » comme une sorte de recette pour puiser dans l’enfance la possibilité de renouer contact avec le monde. Rimski, lui, n’a pas besoin du poème pour bondir dans les buissons et se mêler à la forêt. Pour lui le monde est ce qu’il a toujours été. À force de marcher avec lui, il me semble qu’un petit quelque chose de sa capacité à regarder et à sentir passe en moi et, dans ces moments, j’en oublie l’inquiétude de l’époque et du temps. De l’automne je ne perçois que la générosité et la frénésie naturelles qui s’empare de tous les êtres vivants. Rimski fonce dans la lumière à la poursuite d’un chevreuil que je n’ai pas vu mais qu’il a senti : pulsion première, expérience originelle, sans nulle idée de redite, sans nulle idée tout court, bel et pur élan de l’instinct.

Je slalome entre les ombres projetées sur le chemin boueux : tout mon passé se dissout dans la marche, toutes les ombres et les lumières traversées tremblent sur le sentier. Puis le chien blanc m’emporte, trop fort pour résister, je cours avec lui, accroché à lui, le long de la coulée, à travers ronces, jusqu’au ruisseau, sans trébucher (c’est un miracle), tête baissée, autour de nous les balsamines font claquer leurs gangues qui projettent des gerbes de graines, le cri d’alerte d’un geai se mêle au fracas de l’eau, un cincle s’envole, il y a de l’or qui brille dans le torrent que l’on traverse en s’éclaboussant l’un l’autre. Je me retrouve sur l’autre rive, haletant et trempé. Pardon, je ne sais pas ce qui m’a pris, parfois c’est comme une ivresse sans alcool, un coup de folie animale qui vous secoue l’horloge humaine en la remettant à l’heure qui lui convient, à l’heure exacte où le passé et le présent, le tu et le dit, l’humain et la bête, le problème et la solution, l’envie et l’envol coïncident – où tout coïncide.

Je me redresse, car je m’étais quelque peu affalé au milieu des fougères. Je rejoins le chemin, reprends la station verticale et le pas ample mais mesuré qui convient au bipède que je suis. De ces moments-là aussi je sais qu’il me faut faire provision.

 

19/09/22

 

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