« Avez-vous déjà été piqué par une abeille morte ? »
Godard, dans Nouvelle vague (1990),
citant Howard Hawks dans Le Port de L’angoisse…
Les amanites épaisses, couleur bronze, goût de navet, poussent au milieu des bogues. Après la pluie une forte odeur de miel monte du grand champ. Quelques rosés ont repoussé entre les bouses. Des grives s’envolent, que Rimski jalouse sans doute car il se met à faire des bonds comme pour s’envoler aussi. L’air est tiède, oscillant entre des bouffées de chaleur humide et des pointes de fraîcheur. Au hameau de La Martinette, seuls les chats dorment : Philippe s’affaire sur le toit, le grand-père, qui a quatre-vingt-dix ans parait-il, est aussi au travail, plus bas ce sont deux techniciens qui s’affairent à l’écluse. La jungle des balsamines a encore gagné en hauteur, et leur odeur est si lourde que les bourdons qui sortent des corolles tombent à terre au milieu des pétales, ivres morts.
Je scrute le chemin boueux, en quête encore de la salamandre – ce qui me fait penser à la mort consécutive d’Alain Tanner, le réalisateur suisse dont j’avais tant aimé naguère La Salamandre et Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000, et Godard. Bien sûr, la mort de Godard, qui a bien failli passer elle-même tout à fait inaperçue à cause de celle de la reine d’Angleterre, a éclipsé celle de Tanner. Les hommages pleuvent, comme il se doit. « Devenir immortel, puis mourir », citait-il : de fait, ce n’est pas la mort du réalisateur que l’on salue, mais celle d’un homme qui l’a été naguère et qui ne l’était plus depuis bien des années.
Il est troublant de songer à ces artistes qui n’exercent plus à cause du grand âge, de l’usure et de la maladie mais qui survivent encore parfois des décennies durant. On les imagine dans le pire des cas occupés seulement à tisonner des souvenirs refroidis, perdus entre des photos de jeunesse, des affiches de spectacles oubliés, de rares appels d’anciens admirateurs…
L’écrivain peut encore maintenir tendu le fil usé de son art, comme Philippe Jaccottet dont on a reçu les deux ultimes volumes juste après sa mort. Mais pour l’artiste de scène, de théâtre ou de cinéma, c’est vraiment une mort en deux temps : il y a d’abord celle de la dernière scène, du dernier film, puis l’autre qui compte moins. Godard s’est donné la mort, mais il était déjà aux abonnés absents, ainsi que le montrait le beau film dans lequel Agnès Varda tente en vain de le rencontrer.
Je pense à Catherine Ribeiro, si diminuée depuis son AVC. L’homme qui prend soin d’elle en ses dernières années a posté sur Facebook des photos d’elle jouant dans Les carabiniers de Godard, mais moi je pense surtout à la lettre de rupture écrite par Truffaut à Godard dans laquelle il reproche à ce dernier d’avoir sauté sur la jeune et belle actrice comme le dictateur sur sa secrétaire dans le film de Chaplin… Ce sont de vieilles histoires de vieilles personnes presque effacées à présent. Mieux vaut revoir La Salamandre, Vivre sa vie, ou ramasser des girolles.
Une attaque d’abeilles sauvages à ce moment précis me ramène rudement à la réalité. Je sens leurs piqûres dans mon cou et sur mon crâne, elles s’accrochent à mes cheveux, je pars en courant, gesticulant, criant, me frappant, pour le plus grand plaisir de Rimski qui pense que je joue. Quelques minutes plus tard je m’aperçois que j’ai laissé sur place mon sac de champignons. Je fais demi-tour et le retrouve, protégé par l’essaim vrombissant des petites abeilles. Je m’en saisis et repars en courant… On chercherait en vain un lien, un fil conducteur dans tout ça ; puis soudain retentit dans ma tête la voix d’Alain Delon demandant, en boucle, dans Nouvelle vague : « Avez-vous déjà été piqué par une abeille morte ? »
14/09/22