Vigie, février 2023

 

De l’ombre protectrice

 

 

Le grand soleil cru de fin d’hiver, le sale soleil aux rayons tranchants, jamais bien haut sur l’horizon et filtré par nul feuillage protecteur, creuse dans les cristaux de neige la tombe des abeilles égarées. Les sangliers ont tout retourné, brassant neige et feuilles, le sol est jonché des cadavres sombres des insectes et moi, les genoux en feu, le bras droit ballant sur mon flanc à cause de ce qui est sans doute une tendinite du coude, je descends douloureusement en direction du Gelon : un petit vieux en devenir, voilà ce que je suis, me dis-je. Au moins vais-je échapper à cette lumière qui me paraît soudain insupportable.

La lumière en poésie est presque toujours connotée positivement, signe d’espoir et de beauté – d’aucuns disent même qu’elle chante. Elle est pourtant aussi lucidité, la lumière, et à ce titre potentiellement coupante et déplaisante, là où l’ombre peut être protectrice.

J’ai souvent dit, mais je redis, mon malaise devant cette lumière de fin d’hiver et de début de printemps qui éclaire la débâcle, la boue du sentier, la cendre partout déposée sur les meubles après plusieurs semaines d’usage intensif de la cheminée, les fenêtres crasseuses (et, depuis hier, le scotch marron avec lequel j’ai dû rafistoler l’une d’elles qui a été cassée), les trous dans le jardin, les cheveux blancs et les rides dans la glace.

Prenant tout à l’heure la voiture pour rentrer, à l’orée de cette période de vacances pourtant attendue avec impatience, ce n’est pas un sentiment de joie ni de soulagement qui m’est venu mais de la stupeur, parce que j’ai senti en moi cette grande vague de vieillesse qui ne cesse de gonfler depuis la sortie de l’enfance, et même avant, et qui finit tôt ou tard par nous emporter (si par chance on ne chavire pas avant). J’ai ressenti très fort la grandeur et l’étrangeté de cette force, de ce mouvement qui me conduit sans que je puisse rien faire pour lutter. Sur le moment, j’y ai plutôt vu une source de curiosité et d’étonnement devant l’inéluctable, comme la promesse d’un voyage en pays inconnu ; l’abattement est venu un peu après, à cause de la fatigue, de cette douleur au coude qui m’empêche de jouer de l’accordéon et de faire normalement ce que j’ai à faire, de cette douleur persistante aux genoux qui me fait craindre de ne plus pouvoir aller en montagne ni accompagner Rimski en balade, et puis de l’image d’un merle noir écrasé sur la chaussée dont le bec orange vif saignait encore.

Un drame interrompt mon soliloque, un drame qui n’est pas sans rapport avec lui. Soudain je vois sautiller à quelques pas de nous, sur le sentier, un petit animal qui me semble être une grenouille et dont Rimski s’empare aussitôt. Je crie, il le relâche : c’est un petit tarin des aulnes blessé, qui boitille en laissant pendre son aile droite. Cette image – qui correspond si bien à mon humeur du jour qu’on pourrait croire qu’elle n’est qu’une projection mentale, un symbole, une invention de ma part, alors qu’il y a bel et bien un oiseau blessé qui boitille devant nous dans la neige et qu’il me faut sauver de la frénésie de Rimski en serrant fort la laisse avec mon bras valide – est le pendant pitoyable de celle, tellement heureuse, de la troupe de tarins envolée hier ; je me dis, fataliste, qu’on ne peut sans doute pas avoir l’une sans l’autre.

Je m’enfonce un peu plus. Dans ces moments-là je ne veux plus de lumière mais la pénombre des ravins (puisque, faute de feuilles, le sous-bois ne suffit pas), les rideaux occultants, la cave, les paupières closes. Je m’enfouis dans mon roman de Madère, changeant mentalement les noms et les sexes de mes personnages. J’éteins tout : surtout, qu’on ne me parle pas de rallumer.

Au bord du grand pré orienté plein sud où la neige a presque entièrement fondu et laisse apparaître l’herbe sombre et même quelques fleurs jaunes, Rimski cependant se roule dans un dernier névé dont il semble se repaître, faisant ainsi les provisions d’hiver et d’ombre dont il aura besoin pour traverser le bourbier du printemps, le désert de l’été.

03/02/23

 

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