Vigie, février 2023

 

Suivant la ligne jaune

 

 

La très brève averse de l’autre soir, on ne s’en souvient que grâce à cette image de la grive musicienne venue prolonger la série des oiseaux de février. On marche prudemment sur cette ligne rassurante et familière du sentier, mais avec plus que jamais la prescience vertigineuse de toutes ces autres lignes plus ou moins inquiétantes, plus ou moins étrangères, qui courent dans le monde alentour et sont susceptibles à tout moment de venir la croiser, la perturber, peut-être l’interrompre – et je ne parle pas cette fois de rêveries, de souvenirs ou de fantasmes, mais bien de la réalité.

Il y a partout, toutes proches, les lignes inoffensives tracées par les oiseaux en ce début de printemps : la ligne ondulée du pic épeiche à l’instant, les deux lignes affolées d’un couple de mésanges en parade. Il y a les lignes tracées par les quelques promeneurs que je croise à nouveau, promeneurs de chiens, voisins, bientôt cueilleurs de morilles, pêcheurs, jeunes gens venus se baigner au Gelon, tous ceux-là que je salue de loin et qui n’interfèrent qu’à peine avec ma propre ligne.

Il y a parfois des visiteurs occasionnels qui viennent faire avec moi un brin de promenade et de conversation. Ce sont toujours des visites plaisantes et consenties, le retrait de ma vallée interdisant a priori les importuns, mais elles ont en même temps quelque chose de perturbant, comme un peu de romanesque qui s’invite dans ma prose poétique, en ce qu’elles me rappellent à la réalité d’autres parcours, ce grand champ des possibles que j’ai spontanément et volontairement restreint en venant habiter dans ce hameau isolé mais que je n’ai pas réussi à abolir complètement puisque je ne suis pas devenu moine retraitant.

Et puis, il y a ces lignes que je vais moi-même chercher plus loin en prenant la voiture pour aller au concert dans les villes voisines (avec Clément à mes côtés, histoire de me rassurer autant que de partager avec lui). La seule perspective du concert de ce soir suffit à perturber mon sommeil plusieurs nuits durant : partir ainsi, c’est me confronter aux visages d’autres vies, et cela me pousse à ressentir pleinement la fragilité de ma propre ligne.

Et puis, par-delà, ces autres lignes encore de la guerre qui se déchaîne depuis un an aujourd’hui, et de cette grande catastrophe en cours du réchauffement climatique qui est en train de brouiller toutes les lignes de tout parcours et qu’il est difficile d’ignorer lorsque, tout transpirant dans la montée, tenté d’ôter jusqu’au tee-shirt tant l’air est tiède et le soleil effarant, on regarde avec stupeur les vols erratiques de dizaines de papillons jaunes qui semblent s’amuser avec la longe jaune de Rimski.

Voici que les ronces se redressent, les impatiences suivront bientôt. Voici que la mousse reverdit, que les coquilles qu’on croyait vides des petits escargots jaunes ou blancs se remettent à bouger. Au bord du chemin, le laurier et le houx réfléchissent la lumière aussi impitoyablement que pourrait le faire le métal. Trois ou quatre lézards parmi les pierres chaudes. Une parade de papillons marron dans le grand champ de La Martinette. Ronronnement de la mare. Printemps jaune de février – demain, la neige.

24/02/23

 

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