Vigie, février 2023

 

Motif n°5 (pas très clair)

 

 

Au martèlement sonore du pic répond en contrebas le mugissement d’une tronçonneuse. Rimski creuse la terre noire. La lumière aussi creuse, creuse indifféremment les rides et les traces laissées sur la neige, dont elle rabote patiemment le manteau qui persiste sur l’ubac où je me promène mais a entièrement été arraché de l’adret. Un arbre en tombant émet un craquement sourd.

Depuis que la neige ne souligne plus de blanc les deux maigres troncs affaissés au-dessus du chemin, on ne voit presque plus la croix qu’ils formaient ; le signe s’est effacé, dont je pensais paresseusement faire mon miel photographique tout le mois – il me faudra sans doute en trouver d’autres. J’attendais beaucoup également de l’allée verglacée des aulnes dans la lumière rasante, mais la glace n’est plus qu’une croûte grise et le soleil n’arrive pas jusqu’au sol parce qu’il est plus tard que d’habitude. Je regarde au hasard le sous-bois sombre, le torrent furieux, nos traces d’hier à l’endroit où Rimski a débusqué le tarin blessé, mort certainement entre temps. Je laisse se succéder les sensations de fraîcheur et de chaleur, de feuilles, de boue, de glace et de neige sous la botte, d’ombre et de lumière, de descente et de remontée, sans chercher à cette succession un sens particulier qui est bon pour le texte mais dont la promenade peut se passer.

Ici un oiseau s’est fait plumer, dont le duvet jonche le sol ; là-bas les silhouettes des arbres à contre-jour dessinent un tableau admirable qui ramène aux mystères et aux fastes de l’enfance.

Parfois certaines promenades font spontanément comme un poème qui trouve son unité autour de quelques motifs cohérents – ce qui est, il faut bien avouer, particulièrement satisfaisant ; mais la plupart du temps la promenade est plus proche de la prose, plus lente à saisir, moins dense, et dont l’unité ne se dévoile qu’après coup et peu à peu, de chapitre en chapitre, voire de livre en livre, au fil des jours et des mois. J’ai ouvert par décret péremptoire une piste lumineuse au premier jour de ce mois, mais la rencontre de la troupe de tarins, puis du merle mort, de l’oiseau blessé et à l’instant l’image des plumes sur le sentier, suggèrent une autre piste non tant de significations ou de symboles que de rapprochements picturaux, musicaux et thématiques.

Il faut qu’un livre ou un film soit un minimum pensé pour tenir debout, mais je n’aime pas les œuvres trop pensées, travaux de philosophes illustrant une doctrine, au pire, ou volonté de tout maitriser (je peux apprécier, chez Camus, certaines pages sensibles de L’Étranger, mais La Peste par exemple me tombe des mains). J’aime sentir la présence de l’homme dans l’œuvre, et j’aime la place laissée au hasard, les modulations inattendues, le récit qui bifurque, le texte pas très clair ni tout à fait cohérent (comme dans ces rédactions de collégiens où l’écrivain en herbe semble oublier au fur et à mesure ce qu’il est en train d’écrire), l’imprévisible, l’inachevé, l’œuvre laissée en kit – que le lecteur ou le spectateur fasse le reste !

Allant ainsi perdu dans ces songeries, j’ai oublié en chemin mon projet, mon propos. Voici la montée finale où mon ombre rejoint celle de Rimski. La neige qui est en train de fondre sur le toit du hangar près de la maison tombe soudain bruyamment et la troupe des tarins qui occupait le poirier s’envole : motif n°5…

04/02/23

 

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