Vigie, février 2023

 

Les ombres de la nostalgie et le grillon de l’île

 

Oh même en plein soleil
On est toujours loin du soleil…

Dominique A

 

Plus il y a de soleil, plus noires sont les ombres : c’est dire si elles le sont, en ce jour sans nuages où j’avance avec les paupières mi closes, précédé de mon ombre qui est ombre d’inquiétude, parce que je pense à ce couple de jeunes désaxés d’un village voisin dont les chiens (chiens « de catégorie » laissés libres sans laisses ni muselières) ont arraché paraît-il l’oreille du chien d’un promeneur. Celui-ci, naturellement, a porté plainte, et les gendarmes sont venus. Le lendemain, les chiens, toujours sans laisses, en ont attaqué un autre…

Aimer, c’est s’inquiéter. Regardant Rimski qui se roule dans la neige, rampant, creusant, sautant, enfouissant son museau dans ce manteau blanc dont il doit pressentir la fin, je m’inquiète pour lui, et souhaiterais ne jamais le voir s’éloigner de notre chemin habituel où il n’est pas à l’abri du danger, puisqu’on ne l’est nulle part, mais où celui-ci au moins semble circonscrit.

Derrière cet attachement irrépressible que j’éprouve pour mon chien (attachement dont j’ai conscience qu’il frise souvent le ridicule, que je mets à distance en le surjouant, mais dont je crains qu’il ne soit en vérité plus profond encore qu’il n’y paraît) se cache, à peine, un autre attachement : non seulement celui pour une forme de vie non humaine, non souillée, non violente, mais aussi le regret de l’enfance, de celle de mes enfants.

J’ai déjà disserté ailleurs à propos de ce rapprochement entre l’enfant et l’animal, mais ce n’est qu’hier que j’ai compris vraiment le rôle qu’est venu tenir Rimski à ce moment de ma vie et, partant, son importance.

Je faisais le ménage dans la partie centrale de la maison où se concentrent les vestiges de l’enfance de mes enfants : les meubles et les livres qu’ils ont sortis de leurs chambres, les sacs de jouets abandonnés, les Lego, les objets façonnés à l’école, les posters repliés, les vieilles photos. J’ai commencé à pleurer devant celle qui montre Léo à Venise, dans cette petite location où nous avions passé des heures si heureuses avec mon père et ma mère ; je n’ai plus vraiment arrêté de larmoyer depuis, même si j’arrive grosso modo à dévier le cours des larmes vers l’intérieur, où elles ne gênent personne. Clément, désormais, le porte lui aussi tout de travers, le « manteau retourné de l’enfance ». Comme son frère avant lui, il a ôté des murs les images qui l’accompagnaient depuis douze ans — il a eu bien raison, tant ces rappels du passé sont insupportables. Il ne chante plus, ses yeux brillent moins, il ne rit plus aux éclats non plus et il apprend en adulte (moi je n’y suis pour rien) à ravaler ses larmes. Son grand frère qui fait maintenant sa taille s’apprête à passer son bac et à quitter la maison. Le moment que je redoutais tant approche. Il y a quelques années, sa simple évocation m’était insupportable. Aujourd’hui, il me faut chercher un mot beaucoup plus fort qu’ « insupportable » pour exprimer cela, et comme je n’en trouve pas, recourir à une description physiologique : ça tord l’estomac, ça scie la poitrine, ça donne envie de vomir, de hurler, de s’enfuir, de s’enfouir, et de chialer jusqu’à la fin des temps. Voilà.

J’ai conscience de vivre quelque chose d’au moins aussi banal (quoique jugé moins dramatique) que la mort d’une mère, et je sais à quel point ce peut être inaudible pour quiconque endure ou a enduré de vraies tragédies, mais tout autre discours serait foutaise. Après seize ans de vie commune, et malgré mille brouilles, mille désaccords, une montagne de déceptions et de regrets, je considère que c’est plutôt un succès que de n’éprouver devant la perspective de ce départ aucune satisfaction. (Il faut dire également que l’absence d’envie, d’entrain, d’implication, le repli qu’il est difficile de ne pas qualifier d’autistique de Léo devant ce qui l’attend, ainsi que l’impossibilité d’établir avec lui une conversation véritable autour de ces sujets, n’aide pas à considérer ce départ comme une bonne nouvelle. Je le rejoins en tout cas dans son vœu de ne le voir s’éloigner qu’un petit peu, à Chambéry, même si je l’incite à aller voir ailleurs, plus vaste peut-être, et plus loin.)

Le chien arrive à point nommé pour combler le vide qui est en train de se creuser, lui qu’on appelle « mon bébé », avec qui on minaude, on joue et on s’inquiète comme on le faisait autrefois. C’est aussi pour cela que cette relation est à la fois si intense et si fragile, cernée par les ombres, nimbée de nostalgie.

Les larmes du nostalgique, c’est la vengeance de ceux qui n’ont pas engrangé suffisamment de souvenirs heureux pour éprouver dans leur chair le regret du passé. Elles forment chez moi un lac, voire une mer, avec une île au milieu que j’appelle « Madère ». C’est mon monde intérieur. J’y habite tout seul, sans que cela ait quoi que ce soit de triste. « Chacun vit dans son île », chantait Vasca. Lorsque je tourne en rond sur ses sentiers, accroché au chien des souvenirs, le « mal des autres » ne peut être « mon tourment » tant le mien me remplit tout entier, et le souci du temps.

La nuit venue, je rêve que j’ai déménagé dans une petite ville du Jura qui comprend le mot « bourg ». La maison vétuste donne sur la place du marché, et l’on dirait plutôt un village de moyenne montagne. La grande terrasse est bâchée comme le sont les stands au marché. Depuis la fenêtre de l’étage que ne protège aucun parapet, je ressens un vertige terrible. Une partie de la maison est occupée par une autre famille, et comme il n’y a aucune isolation on entend tous les bruits du dedans, du dehors. D’abord, je me réjouis de changement. Je dis que la vue n’est pas si laide, après tout, et que ce sera intéressant de décrire ce nouveau paysage, le va-et-vient des gens et des voitures, cela changera de la Vigie du Villard ; puis je me scandalise d’avoir laissé ma jolie maison pour ce taudis, et je crie que je ne veux absolument pas être étudiant dans cet endroit sinistre !

Soulagement de marcher maintenant dans la lumière familière et l’amitié de ma forêt. Que les enfants s’en détournent et fassent leur vie loin d’ici, tant mieux : je resterai quoi qu’il en soit le dragon protégeant les trésors de leurs souvenirs d’enfance, le gardien de ce lieu, le grillon de mon île.

09/02/23

 

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