Vigie, mars 2023

 

Dans ma mémoire indienne

 

 

J’écoute résonner les grillons dans ma mémoire indienne.

H.F. Thiéfaine, « Annihilation »

 

La longue averse intermittente laisse les prés et les bois trempés et le ciel traversé d’immenses nuages pressés qui donnent des sensations d’immensité, comme si l’on partait en bateau vers le large ou comme si l’on venait d’escalader une haute montagne. Un écureuil roux traverse en courant, pour la plus grande excitation de Rimski. Le bandeau bleu qui s’était ouvert du côté du Pic de l’Huile commence à se refermer, et l’on pressent le retour imminent de la pluie. Que chaque jour d’avril soit un jour de pluie, on ne peut rien souhaiter de mieux en matière de météo aujourd’hui ! Que chaque jour d’avril soit un jour d’écriture, et que nos marches ne soient pas seulement belles mais aussi fécondes, c’est ce que je me souhaite. Je ne suis toutefois pas contre de beaux silences entre les mots, et un rayon de soleil sur la mousse entre deux nuages, tant le contraste émerveille.

Arrivant par les hauteurs à La Martinette, je redécouvre contre toute attente le hameau sous un soleil radieux. Les violettes sont d’un mauve magnifique et l’odeur d’eau du bassin me ramène à des souvenirs d’enfance au Carrel. Je fais un détour par la maison d’Élodie où l’on a posé les portes vitrées et la fenêtre qui donne sur le champ aux chevreuils. Le temps de regarder le travail des menuisiers, le ciel est à nouveau au bord des larmes, on pourrait dire, larmes de joie bien entendu.

Dans le sous-bois le vert l’emporte sur le brun. À mesure que je descends vers la cascade, me reviennent en tête des sensations de Guyane, parce qu’il fait soudain presque aussi sombre et humide que dans la forêt équatoriale, et des bribes de réflexion autour de ma réécriture du Grillon de l’automne « dans ma mémoire indienne ». Je marmonne ce qui pourrait être le prologue de ce nouveau livre construit autour d’un plus ancien.

Dans ma mémoire indienne il y a le souvenir d’un jeune homme échevelé parti s’isoler dans un chalet d’alpage au-dessus de La Giettaz, à la frontière entre Savoie et Haute-Savoie, avec un quintal de livres et un petit carnet vert dans lequel il écrivait et dessinait pour garder traces, et puis il y a des strates d’écriture correspondant aux différents moments où il allait revenir à ce qu’il appelait son expérience refondatrice en la verbalisant : cet automne à Lyon, où je m’étais senti soudain piégé par l’entrée dans la vie dite active ; ces jours d’asphyxie du séjour en Guyane, à Maripasoula, où j’écrivais debout sur le mur vert à la craie, à la plume, pleurant et transpirant, des boules Quiès dans les oreilles et un brin de rhododendron à portée de narine pour mieux me souvenir.

Dans ma mémoire indienne il y a cette soirée tragi-comique où je tentai de lire à Nathalie le chapitre que je venais d’écrire et me heurtai aux hurlements des chiens que je poursuivis torse nu dans la rue en jurant et brandissant un grand arc de chasse wayana – et puis, plus tard, l’indifférence avec laquelle elle avait accueilli ma bestiole, mon grillon, mon livre.

Dans ma mémoire indienne il y a ces deux semaines passées à l’été 2004 à Doucy-en-Bauges pour terminer ce récit, la joie folle alors éprouvée après le point final et la longue marche en montagne qui s’en était suivie.

Dans ma mémoire indienne se bousculent ces moments innombrables où j’ai plus tard reparlé de ces semaines de marches et d’attente à La Giettaz comme on reparle du Paradis. 

Pourquoi est-ce que je parle de ma mémoire indienne ? Peut-être parce qu’en Guyane, où j’ai écrit l’essentiel de ce maigre volume, j’ai eu parfois le sentiment de vivre comme un Amérindien, non pas comme ceux que je côtoyais mais comme ce que j’imaginais à partir d’eux ; peut-être surtout parce que cette mémoire-là, plus ancienne que moi et où l’on peut sans peine passer d’une strate temporelle à une autre, me permet d’accéder à cette conception cyclique du temps qui est l’évidence chez les Amérindiens et le produit d’un travail ou d’un coup de chance chez les Occidentaux.

Ainsi n’en ai-je jamais eu tout à fait terminé avec ce moment du « grillon » de La Giettaz, si bien qu’il n’est guère étonnant que me soit venu le désir d’en dire davantage, donnant forme aux échos de ses stridulations qui ont continué à vibrer comme autant de lignes tracées dans la mare par le saut d’un insecte – d’y revenir aussi parce que le jeune homme qui avait écrit ce texte en ce temps-là se méfiait de la littérature qu’il accusait à tort de tous les maux, et n’avait de cesse de faire disparaître les traces personnelles jugées trop humaines pour ne garder qu’un paysage presque sans silhouette, alors que depuis j’ai compris que c’est bien grâce à elle, à la littérature, que je peux vivre encore comme en un Paradis dans les méandres de ma mémoire indienne.

Premier jet d’un possible prologue griffonné dans l’air pendant que l’averse s’est remise à crépiter. Je prends la liberté de recevoir le premier coup de tonnerre (auquel j’aurais préféré la première morille) comme un signe d’approbation cosmique… 

31/03/23

 

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