Vigie, mars 2023

 

Un cran de plus sur la roue du printemps

 

 

Je ne suis pas si naïf, je sais que les saisons n’ont pas besoin de moi pour passer. Je ne peux toutefois pas m’empêcher d’avoir l’impression que ce sont mes marches réitérées autour de mon hameau qui font tourner l’horloge du temps, enclenchant chaque jour une nouvelle étape du printemps. J’ai vécu tant de printemps décevants, faute de leur avoir consacré l’attention nécessaire, tant de printemps qui me semblaient et me semblent aujourd’hui aussi peu réels que peut l’être la pluie qui tombe quand je suis à la cave et que je ne l’entends pas ! Le printemps, il faut le voir de près et le dire pour y croire et le vivre !

Toujours est-il qu’aujourd’hui, les chants d’oiseaux ont gagné en intensité et en variété de façon inouïe. Grimpereaux, sittelles, chardonnerets, grives draines et musiciennes, pouillots, pinsons, rouges-gorges et mésanges s’en donnent à cœur joie. Les geais des chênes sont plus nombreux aussi à traverser le sentier. À chaque pas ce sont les retrouvailles avec telle sensation, telle fleur, telle image printanière… La chute cependant semble m’imposer le silence, car le vacarme est tel que les mots que je prononce à voix haute se muent en un murmure intérieur. Je regarde l’écume, pris d’un léger vertige…

Cette nuit j’ai rêvé que j’habitais un abri creusé dans une haute falaise donnant sur la mer. Il y avait une plate-forme sur laquelle je m’avançais en tremblant, à cause du vide que l’on voyait entre les planches, pour admirer le spectacle du soleil levant ou couchant (je ne sais plus), que voilait un rideau de brume ou d’eau. À l’intérieur lambrissé de cet abri aménagé comme un appartement, on pouvait passer d’une strate à une autre de la mémoire en inclinant simplement la tête. Dodelinant de la tête comme une chouette qui calcule sa trajectoire pour attraper une proie dans la nuit, je parvenais soudain à trouver l’inclinaison exacte qui me permettait de retrouver le premier séjour à Madère. Je revoyais Léo petit, en tenue créole bariolée, et mon père et ma mère, avec une joie folle mêlée de tristesse parce que je savais qu’il me suffirait de bouger d’un cheveu pour que tout disparaisse…

L’arrivée d’un pêcheur me ramène au présent, si tant est que le présent existe car hier, à peu près au même endroit, c’est un enfant qui pêchait, tout seul, silencieux sous sa casquette (un enfant de La Martinette que je croise parfois) alors qu’aujourd’hui c’est un vieil homme qui me salue, à croire que le temps s’est vraiment emballé. Si j’osais, j’engagerais la conversation pour en savoir davantage sur ce que vivent mes compagnons pêcheurs, sur leur expérience du lieu que j’imagine riche. J’ai déjà lu des livres de pêcheurs mais je n’en écrirai jamais, tant m’accable la vision de cette souffrance muette des poissons que l’on pêche, que ce soit pour les tuer ou pour les relâcher, blessés plus ou moins, et les laisser mourir plus loin. Il n’y a pas que les autistes et les auteurs qui n’accordent de crédit à la réalité que pour autant qu’elle soit dite, chantée ou criée, puisque de la douleur des poissons, la plupart des gens se fichent éperdument. D’aucuns s’étonnent même quand on leur explique qu’être végétarien suppose non pas seulement d’éviter la viande mais de ne manger ni poisson, ni crustacés, bref aucune bête tuée exprès – avec éventuellement cet angle mort dont je ne suis pas très fier où l’on s’autorise le meurtre indirect pour les œufs, le lait ou les croquettes du chien…

Je poursuis cependant mon chemin sur les bords du ruisseau. J’aide à traverser la route un tout petit escargot couleur de bitume. L’essentiel est accompli, me dis-je au retour : j’ai fait tourner d’un cran la grand-roue du printemps.

25/03/23

 

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