Vigie, mars 2023

 

Je fais nos promenades

 

La gouille aux grenouilles en mars 2023

 

Bien sûr je pense au livre qui va paraître dans quelques jours. Plus que jamais je ressens l’impatience de l’avoir entre les mains, de le feuilleter, de le relire comme si je n’en étais pas l’auteur. Toutes proportions gardées, cela m’évoque la naissance de mes enfants, avec tapi discrètement dans un coin du cœur l’espoir de le voir s’épanouir, d’être peut-être loué par de nouveaux lecteurs qui deviendront à distance des amis anonymes agrandissant mon cercle. Qui sait ?

Mais mon obsession du moment n’est pourtant pas ce livre mais un tout jeune chanteur qui ressemble à un ange, que je suis allé voir tantôt sur scène et dont la voix depuis me reste en tête. Ainsi, les deux mains dans les poches, fredonnant une rengaine de jeune homme au bord du torrent bouillonnant, je me sens reverdi.

Une brise fraîche cette fois fait trembler l’herbe encore frêle des champs, et je visite ces souvenirs qui n’appartiennent qu’à mon présent. La gouille aux grenouilles rousses et aux canards, je l’aime d’abord parce que c’est une vieille amie. Avec le temps et la sécheresse elle s’est réduite de moitié, mais ça feule et grouille toujours autant, ronronnement rassurant qui rappelle la permanence de la vie. Plus loin un fin fantôme s’affaire sur les ruches, soulève les couvercles, estime les pertes, s’inquiète du varroa et du temps qu’il fait comme je m’inquiète du temps qui passe. La floraison des noisetiers est chaque année plus belle cependant, et plus précoce le printemps. Le tambourinage d’un pic noir résonne dans la combe. Près de l’ancienne centrale on croise un molosse dont l’aboiement féroce n’inquiète pas Rimski. Je poursuis mon chemin par la boucle la plus longue, avec toujours les deux mains dans les poches. « Ne rentrons pas trop tôt », dis-je à Rimski, et puis l’on va s’asseoir près du pont, on crapahute parmi les pierres, on traverse, on s’égare, il en faut peu pour que je ne reconnaisse plus le chemin.

Solitude sereine, cascade dans le crâne avec gerbes d’écume.

Solitude et soleil, mon ombre de Peter Pan forestier alors rapplique et me tient compagnie. « Salut, toi, tu fais ta promenade ? — Voilà, je fais ma promenade, celle de mon chien et la tienne si le soleil s’en mêle puisque sans lui, tu restes invisible. »

Je fais nos promenades, pas à pas et mot à mot je les fabrique à ma façon, captant et transcrivant comme je peux les échos des instants, le fracas de la cascade, les appels du pic ou de la tourterelle, j’accueille, je transcris, je prolonge. Avec les traits d’ombre de l’encre je tiens à distance la grande ombre qui m’encombre et parfois me déborde, et si le soleil est apparu maintenant je sais que ce n’est pas grâce au vent qui chasse les nuages ou à je ne sais quel phénomène météorologique, mais parce qu’il est normal que le monde extérieur s’aligne sur le monde intérieur de celui qui écrit, non que la dite arrivée du soleil ne soit que dite, justement, une fiction, une invention après coup, puisque comme toujours je n’invente rien et que le temps a bel et bien changé du tout au tout entre le début et la fin de ma promenade à mesure que mon esprit lui-même s’éclaircissait ; c’est simplement que le découpage que j’opère sur la réalité correspond à ce que je dis, à ce que je ressens, aux mots dont je dispose et à mon état d’esprit.

À présent je remonte en plein soleil, en T-shirt et un peu transpirant (Rimski aussi tire la langue). Les zones ensoleillées que nul feuillage ne protège encore nous font une haie d’honneur. Il fait trop sec, mais je voudrais bien qu’elle apparaisse maintenant, la salamandre de mes rêves (ce sera pour plus tard peut-être, bien plus tard, un soir de pluie).

Soudain on entend un craquement et l’on voit la cime d’un arbre s’ébranler et tomber juste à côté des ruines que les forestiers sont en train de dégager des dégâts de l’hiver 2020. Je regarde un moment la tronçonneuse en action, ainsi que le fait aussi un enfant venu sans doute accompagner son père sur le chantier. Les pneus des engins forestiers ont tracé de profondes ornières sur le chemin, et l’on rentre crottés.

05/03/23

 

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