Vigie, mars 2023

 

Premier rouge-queue

 

 

Temps blanc, non de neige mais de brume éblouissante. Une sittelle fait résonner dans l’air frais la note unique de son chant. Rimski creuse la terre souple en lisière du grand champ. Un hélicoptère militaire passe très haut et très lentement, emplissant la vallée d’un grondement grave, comme d’une contrebasse branchée sur des amplis, qu’il est difficile de ne pas ressentir comme assez menaçant. C’est la basse continue de la guerre qui continue, dont on ne voit pas la fin, de la guerre dont on peut craindre qu’elle ne finisse qu’avec l’espèce…

Hier, Thierry a ramassé les premières morilles, sur le versant ensoleillé où je pensais moi-même les trouver — mais je ne fais pas le poids face à un authentique cueilleur, moi qui ne suis qu’un ramasseur du dimanche, laissant faire le hasard, et laissant surtout l’initiative à Rimski.

Passant par La Martinette, je discute un moment avec Philippe, pendant que le chien Tysen discute à sa façon avec Rimski sous l’œil indifférent des poules en liberté. Je bifurque par l’impasse de la centrale, regarde un moment les travaux, l’eau qui déborde du barrage, puis remonte en suivant la piste des chevaux.

Je songe encore au livre que je veux réécrire à partir du Grillon de l’automne et au nouveau titre à trouver : Dans ma mémoire indienne, ou bien, pour maintenir le lien explicite avec le livre d’origine, Le grillon de l’automne sous-titré en ma mémoire indienne à la place du sous-titre de l’édition 2014 sur le chemin de l’alpe. Cette idée de reprendre autrement un livre déjà publié me plaît. Elle évoque peut-être la façon qu’avaient les artistes préhistoriques de dessiner, peindre et graver par-dessus les œuvres anciennes — avec cette grande différence que, d’une part, ces œuvres parfois produites des siècles ou des millénaires auparavant avaient été créées par d’autres et qu’ils les recouvraient sans en tenir vraiment compte. Il faudrait donc plutôt penser à certaines pratiques des aborigènes australiens qui repassent rituellement les traits des peintures rupestres – si ce n’est que moi, je ne veux pas réécrire la même chose mais broder à partir de l’existant en remettant dans une perspective temporelle plus large ce texte devenu trop sec à mon goût. Exemple plus pertinent et plus contemporain, il me semble que Frédéric Yves Jeannet a fait souvent de même, ses principaux livres étant faits de plus petits en quelque sorte « avalés » par un plus gros comme un figuier étrangleur s’empare de son hôte et le fait disparaître…

Nous voici cependant parvenus à la partie la plus froide de la promenade. On patauge dans la boue. Il fait plus sombre, je crois que le temps est en train de changer et qu’on va vers la pluie. Je songe, en regardant un bouquet de tussilages, que j’ai vu avant-hier mes premiers pissenlits épanouis. Le chant de la grive musicienne nous ouvre le chemin du retour, chemin de l’aller, cependant que le soleil blanc perce la brume éblouissante entre deux sapins. Arrivé devant la maison, j’entends le froissement de papier du premier rouge queue à front noir de l’année.

18/03/23

 

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