Vigie, janvier 2014

 

ÉLOGE DU VIEUX POIRIER

Et se poursuit cet étrange hiver qui, passés les brefs éblouissements de quelques flocons maigres, laisse peu de neige aux champs, peu de mots au carnet. Crêtes blanches, ciel gris, vallée boueuse : le paysage semble divisé. On aura passé janvier à attendre la neige qui le réunirait, comme on attend en vain, certains étés, qu’éclate en pluie l’orage. Un brouillard grisâtre reste accroché aux toits et l’on frissonne sous ce manteau humide comme le font les bêtes laissées dehors. Bon an mal an on l’aura quand même bientôt franchi, cet hiver sans hiver, ni grands froids, ni quiétude. Et la traversée continue.

Dans le cadre de la fenêtre le vieux poirier assure la permanence de l’accueil, du lien, du signe (pour autant qu’on puisse nommer « signe » son geste sans intention). Lui, évidemment, ne se pose pas de questions et n’a d’autre choix que de continuer à tendre vers le ciel sa cime épurée dont les fractales émergent du fouillis des branches, des mousses verdâtres, du tronc troué, des racines mêlées aux fondations de la maison.

Écrire, c’est faire l’arbre.

Il me semble que même la plus misérable cellule pourrait demeurer habitable si elle laissait au moins entrevoir, derrière les vitres verrouillées de l’hôpital ou entre les barreaux de la prison, dressée dans un fragment de ciel comme un mât ou un phare, la silhouette d’un arbre vivant…

Soudain une troupe de grosbecs s’abat sur le poirier et interrompt mon soliloque. Les beccroisés, qui sont restés dans les parages, prennent bientôt leur place avec d’autres passereaux — bouvreuils, mésanges, pinsons du nord, verdiers, chardonnerets, tarins… Dans la grisaille on ne distingue presque pas les couleurs des oiseaux mais on entend leurs pépiements assourdis dont on tente de lire l’acrobatique partition sur la portée éclatée de l’arbre.

Puis plus rien.

Un envol qu’on n’a pas vu, le ciel gris-blanc, le silence, et le poirier tout seul.

On se surprend à murmurer…

*

 

Vieux poirier, partition
vide de notes, offerte
au silence
à l’oiseau
à l’espace
c’est avec toi que je compose et
d’imaginer cette fenêtre nue
sans ta silhouette qui
me relie à la terre
m’élance vers le ciel
me fait signe
me rappelle
me renforce
mon cœur d’avance se serre
(car vieux poirier le jour viendra
où on parlera de t’abattre
—    d’avance mon cœur se serre).

Entre nous maintenant
quel accord quelle entente
car te voici pris
dans la ferveur de l’écriture
en ce flux noir qui prolonge ta sève
et pulse dans l’hiver.

Quelque chose maintenant m’unit à toi
comme naguère
aux trois bouleaux d’un jardin lyonnais
à un vieux merisier aux feuilles tavelées
et même
à un manguier
(car j’ai connu avant toi
faut-il te l’avouer
d’autres arbres).
Que tu sois vieux
que je ne vois de toi depuis
la fenêtre du toit
que les cinq brindilles de ta cime
convient à merveille :
je vieillis aussi
(si on ne parle pas de m’abattre
l’abattement propre au temps
ne m’est plus inconnu)
je suis plus que jamais sensible
à tout ce qui est frêle
à tout ce qui hésite
à tout ce qui oscille
à tout ce qui se brise ou qui plie —
plus qu’à ton tronc massif
à ta cime, donc, vieux frère.

Tes cinq brindilles sont une main
qui désigne
le nord et le sud
et par trois fois le ciel
j’aime y lire
les cinq couleurs des saisons
printemps, été, automne, hiver
et la cinquième qui est
l’en dehors du temps
le vide de la roue
le blanc, la page
où je trace les signes
que tu exiges.

Mon vieux poirier sur fond de gris
le crépuscule est sur nous
une grive est passée
deux mésanges bleues
la troupe des grosbecs
le bal des beccroisés
sur toi se sont posés, ont dansé, ont filé
nous sommes seuls à présent
je regarde les traits
que tu dessines encore en noir sur fond de nuit
je reste auprès de toi dans l’amitié du monde
pour un peu je voudrais t’embrasser,
vieille branche, vieil arbre, ou embrasser le monde
lever à ta santé la coupe de la nuit
saluer la bonté advenue par surprise
à la fenêtre de ce soir de janvier
dont on n’attendait rien.

Devant toi naïvement je m’incline
vieil ami
tout tendu vers la vie —

puisse chacun en ses jours les plus sombres
s’appuyer
sur l’amitié d’un arbre.

 

29 janvier 2014

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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