Vigie, janvier 2013

 

LA CHAMBRE

 


Ces chambres, toutes ces chambres mêlées en la mémoire — et puis, la dernière, cossue, proprette, fleurie et faite surtout pour bien autre chose que le sommeil, car ce n’est peut-être que par une analogie spécieuse qu’on appelle celui-ci « petit frère de la mort ».

On entre dans la chambre. La lumière tamisée. L’air froid. Le Christ comme élément de décor. Les gerbes de fleurs. Le faux lit et les faux draps qui cachent la glace. Le cadavre. Je m’attends à être saisi : il n’en est rien. Cette petite dame allongée qu’on ne saurait en aucun cas confondre avec une dormeuse n’est pas ma grand-mère. Je me suis, c’est un comble, trompé de chambre. Je m’approche cependant. Ce n’est pas elle, mais c’est pourtant son nom qui est noté. Je finis par retrouver sur son visage ce bouton qu’elle avait à la base de la marine droite, puis la forme de ses oreilles. Son visage ? Une mauvaise imitation, une figurine de cire mal modelée qui exprime une sorte de douceur fade que je ne lui ai jamais connu de son vivant, qui dit même tout le contraire de ce qu’elle était, comme si un artiste maladroit avait voulu se conformer non à une réalité qu’il ignorait mais à l’idée toute faite de ce que devrait être un visage de grand-mère.

Son visage, bien sûr, est très amaigri, mais ce n’est pas seulement cela. La mort et le maquillage l’ont lissé, raboté, momifié en une sorte de lifting macabre, lui conférant cet air de petite dame béate et bonasse qui ne lui va pas. Elle porte une tenue bleu marine que je ne lui connais pas. Moi, c’est avec son tablier de cuisine que je la voyais, jamais ainsi endimanchée. Tout cela est trop léché, je ne retrouve pas ma grand-mère. Je tourne autour du lit, je cherche un angle qui me permettrait de la revoir. Je finis par m’arrêter sur cette vision de trois quarts, en plongée…

Toute la dureté de son visage, sa bouche tombante, son air sévère s’en sont allés. Je reste longtemps à la regarder sans la voir, sans parvenir à la retrouver, sans émotion, devant ce cadavre inconnu. Mon père murmure : on n’arrive pas à y croire. Et c’est vrai, je n’arrive pas à y croire. Encore moins maintenant. Peut-être l’image que je vois me révèle-t-elle un aspect de ma grand-mère que je ne connaissais pas, mais qui existait néanmoins. Peut-être. Mais je trouve dans tout cela trop d’artifice. Ce masque ne me parle pas, ne me convient pas. Les larmes ne viendront pas. Autant j’étais resté saisi d’émotion devant le cadavre de mon grand-père, autant je reste sur le bord, presque indifférent.

Le lendemain je reviens dans la chambre froide avec les enfants. Je ne m’attends à rien. Sitôt entré, à l’improviste, l’émotion cette fois me saisit. Les larmes viennent parce que j’ai retrouvé quelque chose de ma grand-mère. Je regarde le visage de mon père, qui lui ressemble. Léo regarde ma grand-mère, sans trop comprendre. Sans doute ne la reconnaît-il pas. Il ne manifeste aucun effroi, aucune gêne, aucune crainte — juste une ombre de tristesse, un trouble rapidement dissipé.

L’émotion ainsi vient toujours à l’improviste, quand on ne s’attend à rien. Léo ne sera pas traumatisé par la vision de ma grand-mère morte, non plus que par la cérémonie à l’église. C’est au cimetière que les larmes viendront. Cette tombe. Le froid. « Tu pleures parce que tu es triste ou parce que tu as froid ? — Les deux. Je suis triste et j’ai froid. »

De toutes ces images accumulées, ces images de cercueil, de procession, d’église, de cierges qui depuis défilent chaque nuit à travers les rêves et les cauchemars, il en gardera une en mémoire, peut-être, et il est impossible de savoir laquelle. Peut-être la silhouette d’une tombe. Peut-être une fleur. Un coin de ciel d’hiver. Un parfum. Pas forcément le visage inconnu de ce cadavre inconnu. Pas plus que nous il ne sera anéanti par ce qu’il aura vu. Il aura juste trempé un doigt dans l’eau glacée de cette piscine hivernale en laquelle il lui faudra apprendre peu à peu, tôt ou tard, à se plonger tout entier. Il aura entrevu, déjà, l’une de ces dernières chambres où tout s’achève.

25 janvier 2013

 

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