Vigie, janvier 2013

 

PUIS PARFOIS LE BROUILLARD…

 

La maison était hier soir au-dessus des nuages, toute la plaine prise dans le brouillard, et notre vallée en plein soleil. Du coucher de soleil je n’ai pas vu grand-chose, accaparé par divers travaux. Juste en passant à la fenêtre, tout au loin du côté du Vercors, une traînée d’un rouge sanguin extraordinaire. Ce matin de nouveau le brouillard a tout envahi. Temps froid, très humide. On distingue à peine les champs absolument blancs, couverts de givre, et parfois, éclairée par un réverbère, la silhouette d’un arbre gelé.

Rien.

On n’y voit rien.

Quelques traits blancs.

Les faisceaux d’un phare au loin.

La base des poteaux électriques.

Quelques arpents d’herbe blanche.

Puis parfois le brouillard se déchire, et la nuit apparaît, très nette et cernée de brouillard.

On repense avec une certaine nostalgie à cette journée d’hier qu’on n’a pas pu passer vraiment comme on l’aurait voulu (c’est-à-dire occupé seulement à faire des va-et-vient entre la fenêtre et la table de travail). Coup d’œil à la fenêtre. Cette brûlante envie de marcher et d’écrire. Quand le présent s’aplanit, s’aplatit, manque de relief, puiser un peu dans la mémoire ou dans les images offertes par le hasard.

Une image. Cet inconnu qu’on a vu passer — soi-même passant — derrière une fenêtre et qu’on a imaginé avec un livre dans ses mains, en train d’arpenter la pièce en lisant.

La mémoire. Ces globes blancs du village évoquent la cour du lycée, jadis, à Chambéry. Un souvenir plus précis. L’arrivée au lycée, la première journée en Seconde. Cette sensation de vertige. Mon Dieu, c’est vrai, j’y suis, j’y suis déjà. Comme le temps passe. Qu’est-ce que je fais ici ? Je me sens tout à fait en-dehors de moi, à côté. Je me rassois sur un banc en pierre et je regarde en direction de la montagne (autant dire de l’enfance). Sensation de désolation, devant la fatalité du temps. Sans grandiloquence néanmoins. Sans emphase. Juste revenir à cela : cette sensation de vertige devant le temps. Pas de larmes, tout de même, pas cette panique du petit enfant qui entre en maternelle. Quelque chose à la fois de plus léger (il n’est pas exclu qu’un certain contentement s’y mêle) et de grave, de sévère. Moment ainsi resté en mémoire avec assez de précision.

Un autre souvenir (de tirer ainsi les fils, c’est toute la pelote qui risque de venir). Toujours au lycée, un camarade inconnu se présente devant moi et me parle. Il paraît que tu as écrit des livres, des romans. Est-ce que c’est vrai ? Je lui réponds sèchement que c’est faux et ne relance pas la conversation, qui s’arrête. Il s’en va. S.,  qui a assisté à la scène, me fait remarquer mon impolitesse et ma stupidité. Il voulait engager la conversation avec toi, pourquoi le traiter avec hauteur ? Pour qui te prends-tu ? Je prends conscience de ce que je n’ai pas su interpréter la vraie raison de ces paroles, que je n’avais pas su voir le prétexte qu’elle représentait, uniquement centré sur moi-même, et agacé par la naïveté de ce garçon. Je prends conscience de ma stupidité autant que de mon incapacité à entrer en relation avec les autres — et cela aussi, c’est un peu de mon propre brouillard qui se déchire.

Retour au présent. Plus de brouillard maintenant, mais les lumières très nettes, ciselées, des réverbères, qui surprennent.

8 janvier 2013

 

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