Vigie, janvier 2013

 

FINS DE FÊTES

NOTES SUR L’ENFANT ET L’ANIMAL

 

Les vois-tu, quand tu les dépasses sur l’autoroute,

dans le camion ? Vois-tu leur toison, leur pelage,

parfois un regard, une oreille, les vois-tu, aussi serrées,

debout dans le fourgon, aussi entassés que le bétail humain

partant pour les camps ou les esclaves à fond de cale,

objets bons seulement pour la boucherie ?

Oses-tu les regarder ?

 

Alain Lévêque, « L’Impossible », Manquant tomber, L’escampette, 2011.

 

 

On range ce matin le sapin de Noël.

On balaye les dernières traces des fêtes.

De voir ainsi disparaître lumières et guirlandes, les enfants ne sont nullement peinés. Défaire l’arbre leur semble aussi amusant que le faire. Une fois de plus, on se sent un peu mal à l’aise devant ces illusions que, pour eux, on entretient. Illusion d’un monde doux, stable, rassurant, lumineux. Illusion d’un monde dans lequel les noces avec l’animal n’auraient pas été depuis longtemps rompues. L’enfant, ainsi, serre contre lui la peluche léopard, admire le chat de la maison, et s’offusque de ce que le chasseur bredouille a tiré en rentrant sur le renard ou le chat.

Au même instant quelques millions de bêtes meurent torturées, massacrés, dans des conditions telles que rares seraient les mangeurs de viande à pouvoir en supporter la vision, dans des conditions qui sont celles de la mort industrielle et dont le modèle demeure, aussi choquante soit la comparaison, celui des camps d’extermination.

En arrière-plan de ces fêtes où l’enfant se réjouit, la torture, l’immense gâchis.

Ainsi on entretient avec l’enfant l’illusion d’un monde fraternel. On sait à quel point un enfant tôt confronté à l’infinie cruauté du monde peut en être dramatiquement, tragiquement ébranlé. On sait qu’un enfant doit être protégé. Chez tous ces enfants témoins des déchirures conjugales et dont la confiance a été trahi, quelque chose s’est brisé que l’adulte mettra longtemps à essayer de reconstruire ou de comprendre. L’enfance doit être protégée. On ne construit rien sur la peur, mais sur la confiance. L’enfance doit être le temps de la confiance. Les doutes, viendront plus tard.

Soi-même cependant on se sent devenu bien fragile, plus fragile qu’on ne l’a jamais été pendant l’enfance. On reste au bord des fêtes. On tremble pour un rien. On a beau se dire qu’il est parfaitement inutile et même, à force, un peu morbide d’anticiper sur la fin de tout, la fin est en tout, et tellement visible ! On reste mal à l’aise devant la confiance illusoire de l’enfant, tout comme devant cette bonté inconditionnelle, éperdu, stupide qu’on lit aussi dans les yeux de certains animaux.

Et pourtant. Et si ce n’était pas l’enfant qui était dans l’illusion mais l’adulte ? L’adulte avec sa peur, avec sa fausse lucidité qui l’entrave plus souvent qu’elle ne l’aide ? Soudain tout bascule. Cette confiance de l’enfant protégé, ne paraît pas si illusoire mais plus vraie que la peur de l’adulte. N’idéalisons pas pour autant. N’idéalisons pas l’enfant. Cherchons plutôt un moyen terme ou un plus haut terme, une manière de synthèse comme dans les dissertations d’autrefois en troisième partie. Une possible conciliation ou réconciliation entre la confiance de l’enfant ou de l’animal, et la fragilité de l’adulte qui ne peut ignorer les massacres.

Parvenir à un plus haut degré de confiance. À une confiance que rien ne saurait briser, presque rien. Si fragile paraît la confiance de l’enfant, que la moindre cruauté fait pleurer et qu’il faut sans cesse rassurer, protéger !

Il faut viser un plus haut acquiescement. Parvenir à ce grand oui inconditionnel qui fait dire oui même à la peur, même à la fin, même au danger de la route et à ces gens trop pressés qui risquent leur vie et celles de ceux d’en face pour dépasser le camion derrière lequel on roule au ralenti. Oui même à la bêtise, à l’accident. Et dire que c’était beau, c’était vivant quand même.

Des nœuds qui nous liaient à l’animal, de ces nœuds aujourd’hui si fatalement défaits, renouer ce qui peut l’être. Demeurer aux côtés du plus faible. Protéger l’enfant. Protéger l’illusion quand il le faut, s’il le faut. Refuser autant qu’on peut de participer au grand massacre animal. Tenter de rester digne au cœur d’un monde indigne. Dire et redire que plusieurs centaines de milliers d’années passées au plus près de l’animal ne sauraient être tout à fait effacées par quelques siècles de massacre. Si l’homme collectivement a choisi le suicide, ne pas suivre ce mouvement-là. Ne pas tuer. Ne pas tuer l’humain en soi. Ne pas tuer l’animal.

Ce lien fort qui relie la poésie et le respect de la vie animale, on le trouve affirmé ici ou là — par exemple, lorsque Bashô corrige le haïku de son disciple : « Une libellule / arrachez-lui les ailes / un piment rouge » en : « Un piment rouge / mettez-lui des ailes / une libellule ». Rares cependant sont les poètes à avoir, comme Alain Lévêque, aussi franchement pris position, en tant que poètes, contre l’invraisemblable barbarie avec laquelle l’humanité a de tout temps — mais c’est encore bien pire à l’âge industriel — traité l’animal :

      Toi qui dans tes images sais renverser les murs,

      toi, créateur d’Orphée avec sa lyre et son cortège, toi le célébrant,

      toi qui sais la langue profonde des contes et des métamorphoses,

      ne sens-tu pas la trahison ainsi faite à notre parole ?

      Si différents que nous soyons, bêtes, plantes, nuages, pierres,

      eaux et vents, ne vois-tu pas que nous sommes uns,

      nous les coexistants ?

Un tel questionnement semble aujourd’hui aussi inutile qu’indispensable…

7 janvier 2013

 

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