Vigie, janvier 2013

 

DE LA PUBLICATION

 

Si le livre est publié, j’enterre le livre pour en nourrir peut-être mes prochains vers. Je dégage un espace.

Si le livre n’est pas publié je m’enterre à sa place, je m’étiole, je me plie. Quelque chose du caillot qu’il avait permis de faire sauter se reforme.

Léo me demande pourquoi je passe tant de temps à écrire. « Un pommier donne des pommes, un écrivain des livres.
— Tu écris pour être publié ?
— Non. Mais un écrivain qui n’est pas publié, à la différence d’un pommier dont personne ne ramasse les pommes, n’est pas ce qu’il doit être. Un pommier est sûr de ses pommes — un écrivain (c’est peut-être un manque de confiance) semble avoir besoin d’une confirmation extérieure. Si le livre achevé, si ce livre qui a dans une large mesure été d’abord donné à l’écrivain (à tel point qu’il ne lui paraît pas en être tout à fait l’auteur mais plutôt le scripteur), si ce livre ne parle pas à d’autres, ne fait sens pour aucun lecteur, quelque chose est perdu, gâté, flétri. C’est là bien plus navrant que cette belle cagette de kiwis que nous avions cueillis ensemble à la fin de l’automne et qu’il a fallu presque entièrement jeter parce qu’ils avaient gelé dans le garage… »

S’ajoute à cela l’urgence de l’âge. La quarantaine venant, l’homme qui ne donne pas, qui ne peut pas donner, s’étiole, panique, se recroqueville. Publier, c’est la manière qu’a l’écrivain de donner. C’est finalement sans motif, sans raison. C’est presque aussi gratuit que le geste du pommier — dont les pommes, même tombées à terre, nourriront les insectes, les oiseaux, les chevreuils jusqu’au printemps suivant (il suffit de gratter la neige).

Cette perspective sans doute soutenait même l’écriture de ceux-là qui avaient abandonné ou négligé l’idée de publier, comme Fernando Pessoa. Il n’est pas ici question de faire carrière, ou de « se faire un nom », ou de se rassurer, admirer ou aimer. Juste de suivre, d’assumer, d’amplifier vaille que vaille son mouvement de pommier, car si d’aventure l’écriture venait à s’arrêter (cela s’est produit, et l’on considère comme un miracle que cela ne se produise pas à nouveau) quelque chose en soi se briserait vraiment. Un homme né pour être chamane et que les circonstances extérieures privent de la formation adéquate bascule, paraît-il dans la folie. Un « tülkou », un de ces êtres que le bouddhisme tibétain considère comme l’émanation d’un maître du passé, qu’on empêche d’apprendre et d’enseigner, tombe malade. Ainsi de l’écrivain.

Tenez, voici le fruit de longues heures, de longues années de silence, de parole, d’écoute, de flamboyances, de vieilles cendres retournées, de coups de vent, de coups de mou. La vie y circule encore, je crois : faites circuler. Croquez, lisez, faites passer, passons ensemble le temps de la lecture. Passons ensemble. Passons. C’est sans raison.

8 janvier 2014

 

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