Vigie, janvier 2013

 

ÉLOGE FUNÈBRE DE MA GRAND-MÈRE

 


Il y a trois ans, ici même, c’était encore possible de parler à mon pépé, qui venait de partir à cette même période de l’hiver où les jours commencent à rallonger mais où on a un peu de mal à croire au printemps. Ma grand-mère était là, et c’était comme si lui-même avait été présent à travers elle, comme s’il pouvait encore nous entendre. Aujourd’hui c’est leur mémoire à tous les deux qu’on s’apprête à ensevelir. C’est, avec ma grand-mère, tout un pan de notre histoire familiale et de notre enfance qui disparaît. Je ne voudrais pas trop fouiller maintenant les décombres, tout cela est déjà bien assez triste et il y aurait tant à dire, tant de souvenirs, tant d’images à exhumer ! J’en ai choisi simplement quatre, quatre images d’elle ou de nous avec elle.

1.

Sur la première image, nous sommes installés autour de la petite table ronde de la cuisine, rue Parmentier. La nuit est tombée, il est déjà tard et, tout en buvant avec nous une infusion, mémé raconte. Elle raconte les histoires d’Italie, principalement. Elle qui n’avait pas été à l’école (et l’épisode dans lequel elle se voit refusée la poursuite d’études jugées inutiles et onéreuses fait partie des grands classiques de son épopée personnelle, tant cette souffrance l’a accompagnée sa vie durant), elle donc à qui on avait interdit l’école était douée d’un talent inné et méconnu pour l’art de la narration. D’instinct elle savait ralentir ou accélérer le récit, brosser le tableau d’un personnage, grossir les traits jusqu’à la caricature ou croquer le détail savoureux, émouvoir ou railler, se lancer dans de vastes digressions qui nous faisaient revivre toute une société rude et rurale aujourd’hui disparue, pour revenir ensuite infailliblement au point exact d’où elle était partie. Bien sûr, elle reprenait inlassablement certains motifs qu’on avait l’impression de connaître par cœur (« ah Lionel, après tous ces mois passés à dormir à deux avec ton pépé sur ce lit de camp qui m’entaillait le dos, quand pour la première fois j’ai pu dormir dans un vrai lit, sur ce vrai matelas, tu ne peux pas savoir ce que j’ai fait !… »). Évidemment, on savait (certains ici savent très bien la suite). Il ne fallait surtout pas le lui rappeler (mais si, mémé, tu l’as déjà raconté mille…). Avec un léger claquement de langue, fermant à demi les yeux tout en hochant la tête et en levant la main à la manière d’un chef d’orchestre, elle ignorait superbement notre grossière tentative et poursuivait son interprétation, avec presque à chaque fois une nuance nouvelle, un développement, un enchaînement inattendus. Elle n’était pas seulement la garante et la gardienne de l’histoire familiale. Elle était dépositaire de toute une mythologie orale qu’elle seule savait faire vivre, qu’elle seule pouvait projeter sur l’écran de notre imagination, et qui n’était pas moins riche que le cinéma de Fellini.

Aujourd’hui, plus de projection, la salle a fermé, les bandes sont perdues, et le récit d’un film disparu ne remplacera pas le film… Ne reste que cette image de nous l’écoutant dans la pénombre de la cuisine, rue Parmentier, autour d’une dernière tasse de verveine…

2.

Son talent le plus éclatant, le moins méconnu, c’était évidemment la cuisine. La deuxième image nous la montre donc à table, devant une table cette fois bien remplie. La cuisine, pour elle, n’était évidemment pas une manière de se nourrir, mais de régner et d’aimer. De prendre sa revanche, aussi, tout en assurant la continuité entre les deux lieux de l’exil, la France et l’Italie. Il m’a fallu du temps pour comprendre à quel point la préparation de quantités ahurissantes de nourriture était à la fois une réponse aux années de misère et une manière d’exprimer son amour.

Nous sommes donc à table autour de la grande planche recouverte de polenta à travers laquelle on creuse des chemins. Elle, ne s’assoit que rarement, surveillant du coin de l’œil et s’exclamant : « ma qué, mais tou manges rrien, et qu’est-ce que je vais en faire, moi, de tout ça ? Je n’ai plus qu’à le jeter ! » C’est là une image déjà ancienne, car elle s’était avec le temps considérablement adoucie, ayant fini par admettre que l’étroitesse de nos estomacs ne pourrait jamais être à la hauteur de la démesure de sa cuisine.

Du plus loin de mes souvenirs d’enfance, je me revois cependant manger, dévorer, avec une avidité assez constante, ces pizzas inimitables (elle prétendait n’avoir aucun secret, je n’ai pourtant jamais réussi à en retrouver le goût), ces lasagnes, ces pates fraîches… dès le lever… Elle aura eu le plaisir de voir son arrière-petit-fils Léo témoigner ponctuellement du même appétit enthousiaste… Là aussi, c’était un talent qui ne laisse pas d’autre trace que la mémoire des goûts disparus, qu’on retrouvera peut-être un jour par hasard, et qui, alors, nous ramènera sans qu’on s’y attende à ce petit monde de la rue Parmentier qu’on croyait disparu…

3.

La troisième image est encore une image de cuisine. Elle n’est pas gaie du tout, celle-là. C’est un de ses derniers combats. La dernière fois où nous l’aurons vue chez elle, rue Parmentier. D’une certaine manière, la dernière fois où nous l’aurons vraiment vue – dans son petit royaume, à son aise… Ailleurs, plus tard, dans les chambres d’hôpital, elle semblait tellement dépossédée, diminuée, comme une seconde fois exilée… Mais sur cette troisième image elle est déjà malade, épuisée, et s’acharne pourtant à préparer une ultime fricassée de champignons. Elle sait que ce n’est pas raisonnable, mais elle reste sourde à toutes nos admonestations et dédaigne notre aide. C’est un combat qu’elle mène contre elle-même, contre la maladie, contre le renoncement. Une question de dignité. Elle va se coucher un instant pour reprendre des forces, revient à l’assaut de la cuisinière. On reste auprès d’elle, médusés. Aucun guerrier sur le champ d’une bataille perdue d’avance n’aura déployé autant de courage qu’elle ce jour-là.

Voilà. C’était son dernier plat. On n’avait certes pas le cœur à le manger, et il fallait repartir. Cet héroïsme-là, qui était digne d’Homère, une fois encore restera anonyme.

4.

La quatrième et dernière image est celle de la femme aimante qu’elle a pu être malgré tout — malgré la dureté imposée par le milieu, par les circonstances, par la rudesse de sa propre mère, malgré cette carapace qui la protégeait et qui pouvait la rendre dure. Je la revois m’accueillant devant la maison aux briques rouges, et me serrant si fort. J’ai cinq ans. Et puis, à bien y regarder, ce n’est pas moi sur cette image, mais c’est Léo ou c’est Clément, ses arrière-petits-fils (l’image est plus récente !). Elle les serre aussi.

Jusqu’aux toutes dernières conversations à l’hôpital ou au téléphone (les derniers temps, c’était bien difficile), elle aura trouvé la force de s’arracher au souci d’elle-même pour parler aux enfants, pour demander de leurs nouvelles, navrée de n’avoir désormais plus rien d’autre à raconter que la chronique de ses souffrances.

Voilà mémé. Te voilà délivré. D’avoir dit cela il me semble que tu es soudain un peu moins loin, et même encore assez près pour entendre.

Je n’ai que de bons souvenirs de toi. Je suis soulagé de penser que tu ne souffres plus. Je suis heureux que tes arrière-petits-enfants aient pu aussi, même si ce fut trop bref, connaître quelque chose de ce petit univers de la rue Parmentier qui gravitait autour de toi, auquel tant de souvenirs me lient.

Puisses-tu reposer en paix, et puissions-nous continuer à perpétuer et à amplifier dans nos vies le meilleur de ce qui t’a porté et que tu nous as transmis : le courage, la ténacité, le refus des compromissions, la générosité et l’amour.

Montluçon, 26 janvier 2013

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

Ce contenu a été publié dans 2013. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.