Vigie, avril 2013

 

LA PLUME CASSÉE

 

Retour d’un nouveau séjour en Dordogne. Cette année-là, il neige en avril, en mai et jusqu’au mois de juin…

Écrire avec la plume cassée d’un vieux corbeau.

Écrire dans le froid d’un printemps sans printemps où il neige en avril.

« Cette année, tu vois, novembre est en mai. Les bêtes meurent et s’en vont. Il nous faudrait partir aussi, il nous faudra partir. »

On peut suivre sur les cartes la dernière migration de notre très proche cousin Neandertal jusqu’à son extinction quelque part en Espagne. Sapiens a survécu peut-être pas par sagesse mais grâce, on imagine, à quelques talismans gravés et peints dans le secret des grottes.

L’art alors fut nécessité vitale, rite de réconciliation peut-être.

Par l’art, Homo sapiens sut donner à sa séparation d’avec la terre une ampleur assumée.

Il alla dans les grottes pour rééquilibrer la balance entre la raison et le cœur, le masculin et le féminin, l’homme et l’animal — et ces rites colorés furent si efficaces
qu’il parvint à le passer, cet hiver interminable.

20 000 ans plus tard, quelque part dans le retrait d’une vallée assez sombre et dépeuplée, celui qui trace ces lignes voudrait à son tour renouer les fils dénoués, résister aux saisons qui nous enserrent, car on ne peut plus migrer sur la terre quadrillée où déjà les barbelés sont en place pour tenter d’arrêter ceux que chasseront la chaleur et le froid.

Je ne sais plus les rites, je ne sais plus les chants, je n’ai pour talismans que des bribes de vieux souvenirs qui ne m’appartiennent pas, des éblouissements trop rapides. Je n’ai pour allumer le feu que ce charbon mouillé. Parfois le dégoût vient devant cette plume cassée. Je me dis qu’il faudrait au moins faire semblant de chanter, avec de beaux vers, de belles rimes, de belles paroles pleines d’enthousiasme et de confiance : ce serait à tout prendre plus généreux, peut-être ? On finirait par y croire ?

Je ne peux pas tricher. On ne trouvera rien en forçant le passage ; on ne peut qu’accompagner un mouvement d’abandon.

Peut-être on n’aura pas la force nécessaire ; sans doute cela ne débouchera sur rien.

Au moins on n’aura pas triché.

Le printemps ne viendra pas. On regardera la neige tomber interminablement en plein mois de juillet. On partagera l’affolement des bêtes. On se serrera avant de tomber sur le flanc en laissant rouler à terre la vieille plume cassée du corbeau.

28 avril 2013

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