Vigie, avril 2013

 

DES MAÎTRES

 

Matin froid, très humide. Des pans de brume remontent en procession le long de la vallée. La brume, la fumée, les nuages : voilà nos maîtres véritables.

Assez proche en cela du chien domestique l’homme aime se chercher des maîtres. On vint naguère en foule acclamer le Führer, le Duce, le maréchal puis le général. Aujourd’hui on voit d’autres foules crier au meeting des tribuns vociférant. Il suffit d’un slogan, un homme au verbe haut qui paraît plus assuré que soi et nous voilà prêts à nous incliner. Dans le domaine a priori plus subtil des arts ou de la spiritualité, le maître est celui qui a réussi à se faire reconnaître comme tel par le plus grand nombre. Qu’il soit adoubé ou non par une longue tradition n’y change pas grand-chose. Les réflexes sont rapidement les mêmes. Il y a eu autrefois des maîtres authentiques, passés par la souffrance, des études ardues, ayant atteint une ouverture du cœur, une humilité sans feinte. Des hommes qui évidemment n’avaient que faire de s’entourer d’une cour d’admirateurs. Dans le domaine spirituel Kalou Rinpotché fut incontestablement l’un d’eux. C’était un homme humble, doux et profondément aimant. Dans le domaine des lettres tout est plus ambivalent. Cette humilité, cette douceur se rencontrent rarement. On voit assez bien le processus qui fait qu’un homme ayant commencé à être connu et reconnu s’accroche à son statut. C’est là péché mortel. Je pense ici à la désapprobation de l’entourage de Nicolas Bouvier lorsque Patricia Plattner vint tourner Le hibou et la baleine. Le film est magnifique, la parole pétillante. Mais il leur semblait que Nicolas Bouvier était en train de se statufier. Le risque de finir par jouer un rôle est vraiment immense.

On se transforme en maître. En faux maître, forcément. S’il y en a eu naguère de vrais, cela aujourd’hui me paraît impossible. La transmission traditionnelle du bouddhisme par le truchement du maître spirituel n’est plus possible. Mille livres démontrent le contraire. Je n’en vois pourtant plus que le caractère artificiel. Des enseignements, soit. Plus de maîtres. Pour le disciple béat et en général assez jeune, c’est naturellement un leurre, l’illusion que quelqu’un, plus avancé sur le chemin que lui, sait. L’illusion d’un point d’appui. Bien sûr cette illusion peut avoir à un moment donné, comme toute chose, sa nécessité, sa justification. J’ai moi-même été obsédé par l’idée du maître, par l’imitation des maîtres. Au bout d’un certain temps l’illusion se dissipe. Le maître apparaît pour ce qu’il est : une sorte de marche-pieds, les marches d’un escalier permettant de passer à l’étage supérieur, ou inférieur. Il me semble pourtant que j’aurais aussi bien pu faire l’économie de cette sorte d’illusion. L’imitation, la fascination, n’étaient pas nécessaires. Plus que le rapport au maître, le rapport au livre paraît davantage susceptible d’authenticité et de profondeur. Peu importe l’auteur du livre, à partir du moment où sa lecture permet de voir clairement en soi et autour de soi — ce qui est le seul véritable travail. La liberté du livre est sans commune mesure avec celle de l’enseignement oral du maître.

J’ai conscience ici du caractère assez consensuel des discours contre les maîtres. Dire qu’on n’a pas de maître, qu’on est au-delà de ça, c’est aussi se poser en homme libre, autant dire en maître. Posture, imposture. Comment trouver le juste milieu ? On peut sans doute sentir d’instinct les signes qui annoncent le faux maître. L’arrogance. L’absence de nuances. Les certitudes affichées. Le goût excessif pour la parole débordante. Les contradictions entre le discours et ce que révèlent certains détails, certains gestes, certains tics, etc. Et, dès lors, sans rancune, sans regrets, et sans trainer non plus, prendre la tangente.

9 avril 2013

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