Vigie, avril 2013

 

« APRÈS BEAUCOUP D’ANNÉES… »

 

Grand soleil de grand printemps pour ce jour seulement des retrouvailles (ou des adieux, comment savoir ?), où me voici de nouveau attendant dans un hall désert assis devant une table bancale. Au dehors un peuple d’étudiants, dont certains jouent de la guitare et qui tous semblent flâner avec une insouciance apparente qu’on leur envie. Naturellement cela suffit à serrer le cœur et donne à tout cela une telle allure d’irréalité que le « je » qui écrit ces mots semble s’être dissous entre les lattes des stores ou se résumer au petit geste mécanique de l’écriture et de la respiration.

Dans la poitrine encore les restes de l’affolement dû à cette route inconnue, finalement parcourue sans encombre…

L’avion est en retard et nous ne pourrons pas discuter comme je l’avais espéré avant la conférence. Peu importe. Ken est là, étrangement inchangé. Il a maintenant 77 ans, et cela fait bien 15 ans que nous ne nous sommes pas vus. Devant ce petit amphithéâtre plein de doctorants en anglais et de futurs communicants qui signent consciencieusement la liste d’émargement, présenté par un jeune homme (et je me souviens avoir été autrefois ce jeune homme), White disserte de la littérature mondiale. Ce qui frappe c’est avant tout le plaisir qu’il a à dire. Le bonheur de dire. Avant d’être un essayiste, Kenneth White reste un poète, absolument fasciné par le verbe, les mots, les sons des mots qu’il prononce. Il parle, et c’est un torrent de montagne qu’on écoute chanter, qu’on regarde filer. Ne résistant jamais à un bon mot, maniant la caricature avec jubilation  (il dira d’ailleurs : la caricature permet d’aller plus vite), il avance vite, au risque de perdre complètement un auditeur qui ne serait pas familier de son œuvre, et raccrochant pourtant cet auditeur par la manière qu’il a d’incarner son propos. Parfois certaines phrases demanderaient pour être compréhensibles plusieurs heures de développements, tant il procède par intuitions, approximations, rapprochements audacieux, avançant comme toujours derrière mille noms et mille livres, et livrant sa vision de la littérature et du monde sans se soucier des nuances. C’est là sa force et sa limite.

Ce qui frappe et touche également, c’est de voir à quel point il revient puiser en l’année de ses douze ou treize ans l’énergie qui continue indubitablement de l’animer, et qui fait mentir l’idée avancée par Nicolas Bouvier selon laquelle le pouvoir d’émerveillement s’amenuise avec le temps. De nouveau il a douze ou treize ans et rencontre ce vieil anarchiste qui ne veut pas signer le registre et qui lui fait lire les Upanisads. Ainsi cheminent le vieil homme, qui n’a pas du tout l’air d’un vieil homme, épaulé par le jeune garçon — comme on représente Homère guidé par un jeune pâtre dans certains tableaux académiques.

Finalement on se retrouve. La chaleur des embrassades n’est pas feinte. Quelques paroles échangées, mais il n’est pas nécessaire de faire de longs discours. On se salue, les mains jointes au niveau du cœur. (Ainsi avais-je fait aussi avec certains proches aujourd’hui disparus pour leur dire adieu — et c’est un soulagement que d’avoir pu le faire.)

mercredi 3 avril 2013

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