Vigie, avril 2013

DE LA BONTÉ DES BÊTES & DES « HARDIS MARCHEURS »

 

« …ma trace imperceptible au niveau du bitume
Guidera peut-être l’élan de passants plus hardis. »

Jacques Réda, La Course.

 

« …j’ai une canne obscure
qui, plus qu’elle ne trace aucun chemin, ravage
la dernière herbe sur ses bords, semée
peut-être un jour par la lumière pour un plus
hardi marcheur… »

Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver.

 

Printemps encore bien froid, la brume reste accrochée aux montagnes et le paysage figé dans des teintes ternes. Température et tonalité de novembre. Une autre modulation de la tristesse du temps. Même le nouveau disque de Jean Vasca, que j’associais naguère au jaune le plus flamboyant, ne parle du printemps qu’à travers un voile de grisaille. Plein de rêves de vacances, l’enfant s’impatiente de l’été ; cette impatience-là, on ne la partage plus. On se contente de traverser le plus lentement possible ce paysage quotidien, ordinaire, magnifique.

La possibilité d’entrevoir à tout moment tel ou tel animal (ce petit écureuil blotti juste au bord de la route tout à l’heure) déjoue pour le moment, et pour longtemps encore je l’espère, les pièges de la lassitude. C’est à chaque fois comme une sorte de soulagement : le monde existe. L’homme est né de l’animal en peignant et en gravant sur les parois des figures animales. L’animal était dieu, présence, l’étranger en soi, le lointain et le proche. On croit lire parfois dans son regard une sorte de pardon, en dépit de la haine inextinguible qu’il devrait  nous vouer après tant de siècles de massacre, de tortures, de cette guerre qu’on ne nomme jamais ainsi. Chaque jour je passe en voiture à travers son territoire. Il me regarde avec crainte, le plus souvent tapi dans le sous-bois, mais sans haine.

Bien sûr il est tout petit, maintenant, le territoire de mes voyages. À bien y réfléchir, il est tout à fait étonnant que je me sois trouvé associé à des écrivains presque exclusivement voyageurs, et doué d’une ampleur et d’une assurance que je n’atteindrai jamais, et à laquelle je ne prétends même pas. Le terrain le plus solide demeure semble-t-il celui des amitiés forgées au sein de la géopoétique et de ces années blanches où je lisais Kenneth White. Il y avait là de « hardis marcheurs », à côté desquels je fais et faisais figure de petit prêtre, de poète de salon formaliste et précieux, lettré resté tétanisé par l’idée du temps et rétif à l’abandon qu’impose le voyage. (Ainsi la perspective d’avoir à prendre la voiture pour rouler sur l’autoroute jusqu’à Saint-Martin-d’Hères afin de retrouver dans quelques jours Kenneth White suffit-elle d’ores et déjà à me faire faire des cauchemars. Ainsi tout déplacement en dehors de mon territoire est-il accompagné depuis toujours d’une véritable panique qui s’atténue ensuite sans jamais complètement disparaître.) Chat domestique plutôt que cygne sauvage — mais chat domestique quand même dressé à la fenêtre, et très intéressé par les cygnes sauvages.

(Cela naturellement serait à nuancer. Des voyages, j’en ai fait. Seul ou accompagné. Je pourrais à bon compte me donner des allures de baroudeur plein d’audace. Mais ce n’est certes pas ma pente naturelle. Adolescent, je n’ai pas lu Kerouac mais Proust. Je ne me suis jamais intéressé aux poètes de la « beat generation ». Je n’aime pas Nicolas Bouvier pour ses voyages mais pour son écriture et la précision suggestive de ses images, pour cette manière aussi qu’il a de concilier l’apprentissage de la perte à l’appel du plus vaste. Je rend grâce à ces  écrivains dont l’écriture court en surface comme un jeune torrent de montagne, peu préoccupés par les fioritures du style ; mais je me reconnais bien davantage en ces orfèvres que sont Jean-Pierre Abraham ou Philippe Jaccottet, plus lents, dont l’allant ne semble qu’intermittent, en apparence plus modeste, plus humbles, mais aussi à mes yeux plus près de la vérité de l’expérience humaine.)

Don’t forget the hinayana (la « voie étroite » de la discipline) : c’est là, dit-on, le dernier avertissement prononcé par Chögyam Trungpa avant sa mort, à tous les obsédés de la voie « diamantaire » et prétendument plus rapide du vajrayana. Que le piment de l’absolu ne te brûle par le palais. Il ne s’agit jamais de se détourner du relatif, de la relation réelle qu’on entretient avec sa propre existence, mais plutôt de creuser en celle-ci, de lire le lointain en le proche, de vivre l’étrangeté de l’ailleurs en le lieu qu’on habite. Que la parole ne soit pas feinte ni fuite mais habitation, tentative pour aller vers un peu plus de présence, aveu de faiblesse et de force alternativement ou simultanément, suivant les circonstances.

« Qu’on me le montre, celui qui aurait conquis la certitude
et qui rayonnerait à partir de là dans la paix
comme une montagne qui s’éteint la dernière
et ne frémit jamais sous la pesée de la nuit… »

 Philippe Jaccottet, Pensées sous les nuages.

1er avril 2013

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