Vigie, novembre 2013

 

 

 

INTÉRIEUR GRÊLE

à la mémoire de Thierry Gerbier

 

 

 

Sur le pont

le bruit de la grêle

est sombre

 

Masaoka Shiki

 

 

Cet art du haïku qu’on a tendance en Occident à considérer comme l’expression du plus grand naturel, force est de reconnaître qu’il a toujours été corseté de tant d’interdits et de règles que c’est le sonnet qui, en comparaison, devrait nous paraître forme libre… Même si Bashô prônera une certaine souplesse [1], il reste essentiel, comme le rappelle le si touchant poète-ermite Kamo no Chômei, « de connaître ce que depuis toujours on exclut du poème »  : « On dit qu’à entendre bramer le daim, on est ému, que le cœur se serre, mais on ne dit jamais qu’on est impatient de l’entendre » ; ou encore : « On met en poème l’attente impatiente de la première neige, mais on n’attend pas la grêle…» [2]

On n’attend pas la grêle. « Ne pas connaître cela, c’est ne pas connaître la tradition », sans doute, mais on peut aussi y voir une posture éthique. On n’attend pas ce qui détruit, quand bien même cela offrirait d’assez belles images. Il faut, il faudrait, « réserver le droit de la parole à ce qui vit » [3], à ce qui éclaire. À la fenêtre ouverte plutôt qu’aux blessures du cœur…

Ce matin la fenêtre du toit a fermé sa paupière. Une grêle drue recouvre la vitre d’une masse opaque qui forme comme une croûte de goudron écrasé. Plus de perspective, mais la surface plane de cette pluie de pyrite, de houille ou de plomb. Dans la panique les glaçons noirs se déplacent, se heurtent, s’avalent, se soulèvent. Quelque chose ne circule plus. On est coincé sous le ventre du glacier. Coupé de soi, divisé, séparé, ni éveillé, ni endormi, ne pouvant plus dormir. Ici comme partout on se trouve exposé non seulement à la beauté mais à la violence de ce monde dont les eaux arrêtées se transforment en balles.

Intérieur grêle.

Intérieur malingre, fragile, et soudain bien malade dès lors que ne l’irrigue plus nul dehors.

Parfois les hommes du dehors, les hommes de ma vallée, lorsqu’ils se heurtent à cette sorte de mur intérieur, se brisent. Leur vie durant ils ont arpenté la montagne, coupé du bois, fait les foins, bâti avec leurs mains les maisons et les granges, travaillé vaillamment. Comme leurs cousins amérindiens ce sont des peu bavards, des taiseux, des pudiques, des obstinés — des généreux aussi, des cœurs purs. Un jour, n’en pouvant plus de cette oppression intérieure que la marche et le travail maintenaient à distance mais qui à présent les écrase, ils filent discrètement, prennent un fusil de chasse et ils tirent en plein cœur.

Les montagnes aussi ont leurs failles…

Intérieur grêle, intérieur tremblotant, toujours menacé. Devant une telle horreur la poésie bafouille. Elle qui se doit d’être la voix claire des sans-voix, « des mutiques, des exilés des mots » [4], le cri du haut du mât si un homme tombe à l’eau, la main tendue, le phare allumé censé sauver du naufrage — quand il est trop tard, plus rien qu’un souffle grêle. Pas même un haïku. Juste un signe d’adieu, une image, l’écho d’une chanson qu’on se répète en boucle :

 

Quand bien même (à la dérive, 

La barque perdue en mer) 

Ne s’en viendrait de la rive

Le moindre signe d’un frère

Qu’au grand jamais nul ne meure

D’un glaçon noir dans le cœur… [5]

 

L’hiver, cet hiver, commence salement.

 

13 novembre 2013

 

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[1] « Il est bon de cultiver ses sentiments, mais cultiver les mots n’est pas bon », souligne Bashô  ; et de prophétiser : « à l’avenir la facture se fera de plus en plus légère… » (in Le haïkaï selon Bashô, trad. René Sieffert, Publications Orientalistes de France, 1990).

[2] Kamo no Chômei, Notes sans titre (1212), éd. Le Bruit du Temps, 2010. 

[3] Philippe Jaccottet, « Rouge-gorge », in Et néanmoins, Gallimard, 2001.

[4] Charles Juliet, Lambeaux, P.O.L., 1995.

[5] Jean Vasca, En attendant les orages, EPM, 1996.

 

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