À EFFACER
Toute la journée il s’affaire à tailler la haie devenue, depuis quelques années et plus encore depuis ce dernier été tellement pluvieux, une jungle. Maintenant il est seul pour prendre les décisions (elle, n’aimait vraiment pas qu’on touche aux arbres). Il dit que c’est absurde de passer tant de temps à tailler une haie. Et puis : maintenant, c’est comme si deux personnes distinctes s’étaient résorbées en une seule.
Sans doute. Mais pas seulement. La mort est une déflagration qui projette les lambeaux de ce que nous avons été en nos proches, sans cesse confrontés à ces bribes de souvenirs qu’ils découvrent en eux et autour d’eux ; qui relisent les lettres, les courriels, les commentaires sur Internet ; qui considèrent avec stupeur les étiquettes sur les pots de confitures ou les disques vidéo, les albums, les articles découpés, tel cahier de recettes écrites soigneusement à la main pour le fils étudiant, telle carte postale, tel billet, telle revue griffonnés pour signaler un film, un livre, un spectacle…
À chaque fois c’est un nouveau déchirement. À chaque fois on se heurte à cette porte close qui ne résonne même pas. La voix chère s’est tue, qu’on ne peut plus entendre qu’en rêve ou sur des enregistrements qu’on réécoute quand même en cachette. On attendrait la nuit avec impatience si elle était moins lourde de cauchemars, moins larmoyante. On se sent pris de rage, ou d’un découragement enfantin – comme d’un enfant perdu qui s’assoit dans le rayon des jouets du grand magasin et commence à pleurer.
Un rougequeue vient froisser son papier à la fenêtre, et me rappelle à ma tâche, et me fait honte de ma complaisance, et m’ordonne d’arrêter (c’est ainsi que je le reçois puisque, bien entendu, le rougequeue à la fenêtre se fiche éperdument de moi).
Paroles vaines, à effacer (un accident informatique, d’ailleurs, se chargera de supprimer toutes celles qui n’avaient pas été griffonnées sur le carnet mais directement pianotées).
Qu’elles rejoignent ces traces des années écoulées qui, elles aussi, s’effacent. Ces images. Ces bouts de papier. Ces jeunesses. Ces sourires.
Que reste-t-il déjà de cette belle après-midi d’un début d’automne lumineux, où les enfants du village ont joué tous ensemble et préparé la « Veillée de Belledonne » de samedi en faisant du « land art » ? Que reste-t-il de leurs rires, de leur joie ? La nuit est tombée, on n’entend plus que le tic-tac de l’horloge, et il fait froid. Plus rien à voir par la fenêtre fermée, et plus envie de voir. Plus envie de rien. On va se recroqueviller dans les draps et chercher un rêve auquel s’accrocher, peut-être. On va, à son tour, s’effacer.
(On l’écrit. On n’y croit donc toujours qu’à moitié ? On va faire de la littérature avec ça ? — Eh bien, avec quoi d’autre, et pourquoi d’autre en faire ?
« Traces pour passer », pour faire passer la pilule, oui, si j’ose dire, pour aider à passer…)
3 septembre 2014