Route, mars 2015

 

 

 

LE RAVIN

 

 

Lassitude du trop parlé, trop dit, trop plein de mots et de choses, trop vu. Que le brouillard masque donc la montagne et descende sur la route ! On fermerait volontiers la bouche et les yeux — la route précisément interdit cela.

On peut toujours se taire, cesser le soliloque, mais il y a tous ces mots qui pénètrent quand même par les yeux. Des noms, des adjectifs comme : premières feuilles vertes ; merle moqueur ; chien noir. Un chien noir égaré court sur la route après une voiture. Il court devant ma propre voiture sur le côté gauche et, si une voiture venait à ce moment-là, il serait percuté. Il ne se retourne pas. Il a l’air affolé, tendu par l’effort de la course. La voiture qui me précédait s’arrête ; le chien la rejoint et retrouve son maître.

Volée de beccroisés orange et jaune devant le pare-brise.

Petite flamme des saules ravivée par ce fond de grisaille.

Le désespoir n’existe pas pour un homme qui roule, à condition qu’il roule vraiment !

Qu’il roule vraiment, les yeux ouverts, ouvert aux choses, ouvert au mots. Il accueille le brouillard, la clarté, cette intensité particulière du clair-obscur. Il fait sombre aujourd’hui, c’est jour de fête sombre et les corneilles dansent le long de la route ouverte. La route qui est comme une plaie dans le ventre de la vallée ; la route elle-même blessée par les travaux…

À propos de travaux, on peut maintenant à nouveau passer devant la maison en démolition d’Arvillard ; il n’y a plus rien, juste un grand trou. Un grand trou ouvert, avec au fond de la terre bien tassée. C’est donc tout ce qu’il reste de la vie des gens qui habitaient ici avant l’incendie.

Arrêt dans la forêt, juste au bord du ravin.

Trilles des passereaux.

Le vent qui traverse la faille fait trembler le lierre.

Ici arrêté, on peut — mais pour un temps seulement — fermer les yeux et se taire.

 

25 mars 2015

 

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