Route, mars 2015

 

 

 

UN BEAU VOYAGE

 

 

La connaissance d’une interruption

Ne rend que plus intense le temps du voyage,

Plus vive la quête du sens. 

 

Jean-Pierre Chambon, « Le soleil », in Le Territoire aveugle.

 

Après plusieurs jours de pluie et de repli de nouveau hivernal amplifié encore par le changement d’heure, la lumière revient, qui transforme la route en un chemin doré. Tout reluit. Les oiseaux qu’on n’entendait plus rattrapent le temps perdu en clamant de plus belle — ce matin c’est, bien avant l’aube, la hulotte qui a donné le la. On traverse parfois des pans de brume légère qui laissent entrevoir des fragments de ciel bleu, de crêtes blanches, de talus bariolés. La brume embellit le paysage, la haie des saules têtards, l’éclat des falaises enneigées et des premiers forsythias. Dans la forêt et sur le bas-côté les torrents crachent une eau d’un blanc éclatant. J’ai embarqué avec moi l’appareil photo pour tenter d’attraper au passage quelques image de plus, mais je le délaisse finalement et me contente d’ouvrir grand les yeux.

Ah, les Bauges enchâssées dans ces nuages-là ! Le soleil en creuse les arêtes.

Soudain je m’arrête parce que la petite route d’Arvillard est barrée par des arbres. D’instinct je pense à la Guyane : cela signifie une probable attaque, les bandits brésiliens doivent être embusqués derrière-moi qui vont m’empêcher de faire demi-tour, et je finirai enchaîné et nu dans ce coin de forêt ! Mais les pistes amazoniennes sont loin, l’illusion ne dure pas une seconde, et je rebrousse paisiblement chemin.

Ce n’est pas un mal, puisque cela me permet d’une part de retrouver cette image des Bauges qui m’avait frappé, et d’autre part de prendre un nouveau chemin qui m’offre le vertige d’un très beau virage en épingle, la vigueur d’un petit torrent, et le spectacle des Grands Moulins.

Sur la place d’Arvillard, on a installé devant les maisons détruites une grue gigantesque que les adolescents regroupés en cercle autour d’un écran comme des manchots dans le blizzard ne regardent pas.

Arrêt dans la forêt devant le feu rouge des travaux. Le moteur s’arrête aussi et l’on entend la clameur des passereaux. Des trouées dans le bitume. Des trouées dans la brume. Un homme habillé en orange court, et son souffle se mêle à la brume.

La route en mars, cette année là, ce fut un beau voyage.

 

31 mars 2015

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés. 

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