Route, mars 2015

 

 

LES ENCLOS 

 

 

L’une des questions posées par la répétition des saisons et par cette activité elle aussi excessivement répétitive qui consiste à écrire à partir de ce que l’on voit et de ce que l’on vit, est de savoir s’il est possible ou non de tirer quelque leçon de ce qui a été ainsi accumulé. J’ai déjà dit ma difficulté à entrer dans le printemps, j’ai déjà fait part de mes réticences mais aussi de ce qui, l’an passé, m’avait permis de les contourner. Le printemps supporte mal la distance. Il faut sortir, entrer dans la danse au lieu de rester au bord de la piste. Changer de couleur, de tonalité. S’arracher à la complaisance des ombres et des morceaux mineurs. C’est ce que je me disais hier soir en regardant des reproductions de tableaux de Matisse.

Je repars donc plus vaillamment, dans la fraîcheur et la vigueur d’une matinée sans nuage. La lune pleine encore aux trois quarts s’efface lentement dans le ciel bleu pâle, limpide mais sans éclat et brouillé comme un fond d’estampe. Passe l’ombre noire d’un oiseau qui était bien, je crois, une hirondelle de fenêtre (j’en verrai d’autres deux jours plus tard). Il est trop tôt pour les hirondelles, et trop tôt aussi pour repartir sur les sentiers autrement qu’en raquettes. On recommence pourtant à éprouver ce désir de balades, mais sans pouvoir encore le réaliser — le printemps est une adolescence.

La lune cependant se rapproche de la crête de Bramefarine et pâlit un peu plus.

Je repousse dans le silence et dans le fond de combe ce qui stagne de brume triste, et tente à coups d’injonctions intérieures de reprendre le bonheur par les cornes.

Entendu hier l’histoire de cette grand-mère venue accompagner ses petits-enfants à l’arrêt d’autobus, et qu’un taureau agressif échappé de son enclos a chargée. Je sens qu’ils sont pleins de taureaux noirs, les enclos du printemps ; je les enferme à triple chaînes de silence, je poursuis ma route un peu plus vite, et pas un mot de plus à leur sujet.

Corneille sur fond de fumée ; et derrière elle la maison en construction, bientôt terminée, habitable, habitée, et le collège où se pressent des cohortes de jeunes gens qui font battre à leurs tempes le tempo du printemps…

 

 10 mars 2015

 

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