Route, mars 2015

 

 

 MAISONS, MAISONS 

 

 

Maisons, maisons qui passez sans me voir…

Jacques Bertin

 

Ce matin le vent claque avant moi la portière et la pluie printanière crépite finement sur le pare-brise. Les averses et le redoux emportent par plaques entières la vieille neige qui glisse des toits et parfois bloque à nouveau le passage jusqu’à l’intervention du chasse-neige. Par endroits la route est un petit torrent aux berges elles-mêmes ruisselantes. Rides d’eau, sillages, murs maculés de primevères délavées et tout luisants de mousses.

Une fois de plus je laisse derrière moi la maison et ses rêves, ses rêves de maisons. Rêvé ainsi au matin que j’avais racheté la petite maison de mes grands-parents à Montluçon, devenue mitoyenne de la nôtre en Savoie (c’est le propre des rêves que de rapprocher ou de mêler les visages et les lieux). Je revoyais la cuisine de ma grand-mère. Passéiste jusque dans les rêves je disais qu’il n’était pas question de modifier quoi que ce soit, que tout resterait en l’état, avec les mêmes meubles, les mêmes carreaux, le vieux lustre naguère recollé au gros scotch par mon grand-père, et cette horloge à la Croix de Savoie qui se trouve maintenant dans notre propre entrée. Simplement on ménagerait un passage, on ouvrirait une porte dans le mur de la cave qui permettrait d’y revenir.

(Si j’écris encore, c’est pour dégager les routes barrées, pour ménager des passages ; et si un jour je trouve mieux pour faire ce travail de déblayage, je n’écrirai plus.)

Je me demande pourquoi je rêve si rarement de la route et si souvent de maisons. C’est peut-être un signe de ma nature sédentaire, ou bien un trait de famille car ma mère aussi racontait souvent des rêves de maisons — de maisons inhabitables, labyrinthiques, hostiles, peuplées de chats malades et traversées par l’autoroute… C’est peut-être aussi simplement à force de passer devant toutes ces maisons dont les images deviennent presque à notre insu familières (comme la maison des pompiers à Presle, ou cette grande baraque au bord de la route avec ses petits cœurs sur les volets et son très beau jardin). Ces maisons qu’on laisse au bord de la route nous disent à leur façon qu’une autre vie était possible, qu’on aurait pu vivre dans la peau et entre les murs de quelqu’un d’autre, et que de toute façon il faudra bien un jour quitter la maison.

*

L’averse s’est arrêtée. Éclat ravivé des mousses dans le creux sombre de la combe. Perce-neige épars dans l’herbe rousse. Fin d’hiver.

Une corneille passe dans le ciel gris : cette image presque toujours me touche, comme me touche aussi cette couleur rousse, ce rouge-rouille riche qu’a pris aujourd’hui la colline. Le dire, c’est encore essayer de mieux le voir et de mieux le sentir, mais c’est aussi élargir, agrandir, ne pas se laisser enfermer dans une émotion fugitive et trop personnelle.

Juste avant de partir je rejouais la chaconne en fa mineur de Pachelbel. J’avais en tête des images si tristes, et certaines brisures de la musique suggéraient de manière si évidente d’autres brisures plus intimes, que je me suis mis à pleurer. Souffle presque coupé, pianissimo au bord de l’extinction, le rythme étiré au-delà de l’acceptable. On ne peut pourtant pas jouer en se laissant noyer par sa propre émotion. La musique libère l’émotion mais aussi lui donne forme, la dirige, la fait rayonner, pour peu qu’on en revienne au rythme imposé par la partition (comme on en revient toujours ici à la route qu’il faut bien suivre, ou au texte qu’il faut terminer en lui donnant un minimum de cohérence). Peut-être est-ce pour cela que le malheur qu’évoque Michaux peut devenir « cave d’or »: le poète, le peintre, le musicien sont sans doute mieux placés que d’autres pour retirer quelques paillettes de lumière du fond des puits…

*

Puis l’averse crible à nouveau le pare-brise de cercles blancs. On n’avait pas entendu ces crépitements frais depuis des lustres, et cela sonne comme des percussions légères qui disent le retour d’une vitalité neuve. Mars larmoie, mais invite aussi au mouvement, à l’action.

Assis à la fenêtre d’une maison anonyme devant laquelle la voiture passe sans ralentir, un inconnu joue pour lui seul une mélodie pleine de pluie. 

 

2 mars 2015

 

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