Route, mars 2015

 

 

APRÈS LE FRAI

 

 

Jeté un œil en passant du côté de la mare, et vu les sacs d’œufs : penser à aller y faire un tour dès que possible. Les grenouilles se sont lancées dans leur première migration du printemps ; bientôt cette route qu’il leur faut traverser servira de garde-manger pour tous les charognards.

 

Salué en passant les trois grosses poules du voisin qui grattent l’herbe du talus ; essayé de ne pas penser (mais c’est raté) à leurs millions de congénères auxquels on refuse le statut d’êtres vivants pour les transformer en petites boules de souffrance, becs et ergots arrachés, pattes atrophiées, écrasées dans des cages minuscules à l’intérieur de hangars d’où elles ne verront jamais ni la terre ni la lumière naturelle. Il me semble qu’à défaut de consolation, la seule profonde satisfaction que puisse éprouver un être vivant au moment de mourir (c’est probablement vrai aussi pour les animaux, pour le saumon après le frai par exemple), est d’avoir fait ce ce qu’il avait à faire. J’imagine (c’est pure fiction) que le saumon après le frai éprouve une forme de soulagement à se laisser aller au gré du courant sans plus craindre la griffe de l’ours ni l’échouage qui abrègeraient sa vie de toute façon accomplie. La souffrance inouïe, accumulée depuis tant d’années, par ces millions d’animaux asservis pour des besoins humains illusoires (qu’a-t-on besoin de manger des œufs de batterie et de la viande empoisonnée ?) a quelque chose, quand on y pense, de profondément atterrant. C’est probablement pour cela que la plupart des gens n’y pensent pas, et que tout est fait pour éviter qu’on ne voit pas ce qui se passe dans le secret des usines à viande.

Tout poète devrait, en tant que tel, se révolter de cela…

 

Fumée noire sur fond de ciel bleu pastel ; deux pies en quinconce sur l’arête d’un toit. Tout là-haut du côté des Grands Moulins la montagne est encore enneigée mais j’imagine tout ce qui doit frémir au fond des terriers, ces frissons du premier éveil, cette poussée à travers la terre et la neige.

Cette maison aux portes d’Arvillard me renvoie soudain à un nouveau rêve de maison fait cette nuit, dans lequel j’apprenais qu’une maison était à vendre non loin de celle que nous habitons, et que nous voulions l’acheter… Cette maison au centre d’Arvillard, à propos, il semblerait bien qu’elle soit en cours de démolition, sans doute après un incendie.

Procession des collégiens qui vont à l’arrêt de bus et se rassemblent en cercle autour d’un téléphone ou d’un lecteur MP3, tous reliés par des fils — vraiment ténus, ces fils-là… Une corneille s’envole assez lourdement au passage de la voiture.

Des maisons, des oiseaux, des gens, et la route grise qui réellement relie tout cela, la ligne grise de la route qui rassemble tout cela et que doublent et prolongent les lignes ici tracées.

Au bord de ces lignes et de la route, un tout petit garçon joue au ballon avec sa mère ; cette image-là aussitôt me brouille la vue et je continue d’avancer comme une barque sur son erre ou un saumon après le frai, abandonné au courant, ou juste abandonné.  

 

11 mars 2015

 

 

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