Vigie, juillet 2008

UN SOIR DE PAIX

Assis sur les marches de la petite maison aux briques rouges, ce soir comme naguère et comme plus jamais par la suite, la tête entre les mains face à ce ciel limpide, j’écoute les roucoulades monotones, répétitives des tourterelles turques et des ramiers. Une jeune mésange bleue au plumage encore duveteux sautille sur le fil électrique pendant qu’un fantôme enfant de dix ans cherche des papillons blancs le long du parapet (on lui a dit qu’ils étaient dangereux et qu’il était bon de les tuer…).

Soudain apparaît, au-dessus des toits orange et des sapins d’en face, un vol de corvidés. Je commence à compter les oiseaux (c’est mon passé ornithophile qui resurgit…): dix, quinze, vingt, et puis je ne peux plus parce que tout le ciel est envahi par plusieurs centaines de choucas, dont les cris électriques (ce sont eux qui me font supposer qu’il s’agit de choucas et non de corneilles) résonnent sur toute la ville, font lever le nez au passant et donnent à leur migration crépusculaire en direction du couchant une ampleur épique et quelque chose de joyeux.

Joyeuse cacophonie, folle énergie qui dissipe ce qu’aurait pu avoir de funèbre un vol moins important.

Un banc d’étourneaux traverse aussi perpendiculairement, mais sans le heurter ni en perturber la progression, l’essaim des choucas. Quelques martinets solitaires se mêlent à la danse… Puis plus rien. Seulement le cri des tourterelles, deux martinets encore et le ciel vide de ce soir d’été que je regarde avec la tête entre les mains.

« Tu t’ennuies ! dit mémé en remplissant le seau pour l’arrosage des fleurs (les géraniums dont le couchant ravive les rouges, l’olivier en pot qui porte de petites olives vertes, et le grand rosier rouge exubérant).

− Mais non. J’en ai l’air ? J’aime être ici… vraiment… »

Soulagement incrédule.

Même quand la maison aura été vendue (comme l’a été celle d’en face où j’allais voir naguère une voisine âgée qui jouait du piano et qui est morte depuis longtemps, comme l’est aujourd’hui – sept ans plus tard − celle de mon père, comme le sera celle que j’occupe au moment où je copie ces notes), les martinets continueront à voltiger dans le ciel vide des soirs d’été. Une consolation ?

*

Maintenant pépé se repose, la tête en arrière, la bouteille à oxygène près de lui, et la voix de mémé — qui continue de raconter à Nathalie les heurs et malheurs passés — se mêle encore aux dernières clameurs des oiseaux.

Ces histoires, j’aurais voulu les garder fidèlement. Comme pour un très long livre qu’on relit longtemps après la première lecture, certaines de ces pages non écrites me sont si familières… Elles disparaîtront quand la voix qui les porte se sera tue, et c’est naturellement assez triste. Comment les retenir ? Je prête encore l’oreille à défaut de la plume. Un choucas retardataire traverse seul et en silence le ciel qui vire au gris…

D’où vient-on ?

Ma grand-mère, patiemment, évoque la misère de ce monde de paysans et de pêcheurs du lac de Trasimène (beau nom à l’exotisme trompeur); puis la fuite, l’exil vers la France, et tout cet écheveau d’histoires sordides ou cocasses — la pièce unique sans eau ni électricité pour toute la famille, une vie, des vies sans ampleur ; de la guerre, on ne saura pas grand chose : sans radio et dans la confusion des bombardements, on distinguait bien mal qui était l’ami et qui l’ennemi, qui l’Allemand, qui l’Anglais… Elle parle de l’oppression familiale que l’on fuit, que l’on reproduit aussi en partie. Elle parle de mon père que je vois, à trois ou quatre ans, sauter d’un manège à l’autre lors d’une fête foraine…

Un héron cependant traverse et une lampe s’allume. (Je constate en passant, plus tard donc, 2015 dans la cave, que ces lignes oubliées préfigurent le poème que je pensais tout à fait jailli, improvisé oralement en Camargue, intitulé « D’où tu viens », et que tout cela, lors même que je n’ai presque plus aucun lien vivant avec ce passé italien dont j’ai été coupé, me tenait étrangement à cœur…)

Tant de lacunes et de lambeaux finalement.

Finalement pas d’histoire, à peine une trame sans tissu.

« Tous les mois j’allais à la visite médicale de la crèche, en bas, à pied… »

Il y a tant d’histoires jamais écrites, tant de films jamais montés qui ne se trouvent que dans la mémoire des gens, des vieux surtout, et que personne ne sauve de l’oubli. « Si tu veux écrire un livre il n’y a qu’à recopier ! » Et c’est vrai, c’était vrai. Dans ses récits à elle il y a, il y avait, tout Fellini, et Naruse aussi, et le Visconti de Terra trema… Tant d’images fixées sur nulle pellicule.

Léo pendant ce temps joue, insouciant, parmi les décombres de leur jeunesse et de mon enfance. Le voici qui court se cacher, imitant le canard, le renard, la grenouille. Heureux et insouciant. Avec lui c’est de nouveau le premier matin du monde, et toutes les montres (même les plus vieilles, celles à gousset dont le mécanisme est cassé depuis longtemps et que pépé a accrochées au mur dans un cadre) sont bel et bien remises à l’heure juste.

Dix coups au clocher, le lampadaire s’est allumé et l’air est plus frais. Assis là seul sur la terrasse, je suis sans doute davantage avec elle, avec eux, que je ne le serais en restant à l’intérieur. Je ne fixe pas grand-chose — à quoi bon ? comment ? — mais je fais résonner mon petit cricri de grillon en écho, et je salue encore les martinets de l’enfance. C’est tout ce que je sais faire. C’est précieux et futile, comme nos vies.

Le volet sur la lumière en face s’est refermé. La ville est en paix. On boira bientôt la tisane du soir. Il est temps de rentrer.

Montluçon, 8 juillet 2008

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