Vigie, août 2011

 

 

 

ÉPIPHANIE EN AÔUT

 

 

Nuit de veille. Quelle nécessité une fois encore me pousse à rouvrir les livres, à rogner sur la nuit, à brûler un peu plus les yeux, les bougies ? Une sorte de brûlure,  « l’amour fou pour cet espace, pour cette dimension qu’on ne peut pas saisir, qui ne sert à rien mais qui transforme notre relation à tout et dont la dévotion est le couronnement », comme l’écrit Fabrice Midal. Avoir seulement le pressentiment, l’intuition de cet espace, interdit peut-être tout amollissement définitif. Impossible de faire comme si cela n’était et de se satisfaire de l’ordinaire recouvert des habitudes, du déjà-vu-déjà-vécu.

« Alors, disait mon père, une gentille femme, de beaux enfants, une belle maison, cela ne te suffit pas ? » − Non, si la tendresse qui nous unit ne doit être que confort personnel, cage dorée, fallacieuse protection contre plus vaste que nous. « Si la poétique du lieu devient enfermement dans la sécurité de l’habituel et du déjà connu, il n’ouvre plus sur le monde. »

Un « monde ouvert », un lieu « où pleinement habiter » : je croyais ce genre d’appel endormi et le chemin définitivement perdu quelque part dans le fouillis de la forêt guyanaise. Mais rien ne saurait l’étouffer tout à fait. Quel que soit le sentier, ou l’absence de sentier, tout confusément y ramène, et c’est un peu comme le feu que le Petit Poucet croit perdre quand le chemin s’enfonce dans une combe, mais qu’il retrouve à chaque fois. 

Le fil continu du discontinu ! 

Le fil discontinu de la haute vie ! 

Le fil ténu de la haute tenue ! 

Toujours là, impossible à briser, qu’on perd, qu’on retrouve. 

 

Comment, sans le saisir, s’y accrocher ? Suis-je à la hauteur de l’invite qui m’a été faite naguère ? — Absolument pas. Je dors trop. Je ne travaille pas comme il le faudrait. Et pourtant comment pourrais-je forcer le mouvement sans le trahir ? Fragile équilibre — et ce n’est pas moi qui décide du rythme de l’avancée.

L’avancée ? Est-ce que vraiment j’avance ? Est-ce que ces moments d’exaltation qui reviennent de loin en loin, qui me semblent si justes sur le moment et un peu faux après coup, ne sont pas une façon de forcer la note pour se convaincre qu’on sait, ou qu’un jour on pourrait savoir, chanter ? Est-ce que vraiment je suis en route ou est-ce que je prépare seulement le voyage ? 

Je prépare, encore et toujours (j’aurai passé ma vie à préparer quoi ?). 

 

La seule issue : que tout le quotidien devienne le chemin, l’écriture peut-être. Ermite écrivant dans sa cellule ce serait plus facile ou plus lâche ; mais « family man » ayant une maison entretenir (et à finir d’aménager) ainsi que l’amour de trois êtres chers à honorer, il n’y a pas d’autres possibilités.

C’est ici que l’étude et la pratique du Dharma trouve pour moi sa nécessité :  l’écriture séparée du temps ordinaire ne permet pas une telle transformation, mais une telle transformation permet véritablement l’écriture.

 

Maintenant, oui, j’avance, à l’intuition, sans ambition. Si j’écris dans la nuit ces lignes confuses c’est sans but. Je ne projette pas d’en faire de la littérature ni de me payer une fois de plus de mots — même si le besoin de dire et de donner forme sinon sens à ces sept années de Guyane, aux quatre années du retour, aux trente-six années écoulées de ma vie, me tarabuste plus que jamais.

 

J’écrirai — soit — si je ne peux pas faire autrement.

J’écris, soit, puisque je ne peux pas faire autrement.

Avoir le choix serait mesquin.

Comment rester muet ?

Tant de richesses accumulées, le trésor de ces livres, la brûlure de certaines paroles, écho de la sainte, de la saine, de la salvatrice brûlure, du don initial — comment conserver cela totalement caché, sans en être soi-même consumé ?

 

« Toujours suis mal vivant discrètement, et ne me puis donner contentement si hors de moi ne fait quelque saillie…»

 

Même le chat ronronne, dirait Bouvier.

 

L’habitation ? C’est ici et maintenant sur cette page. Vois comme tout y vibre, comme tout y est clair et stable, comme le mouvement de lui-même se libère par le truchement de ta plume d’or, vois comme elle danse et comme les signes ici tracés dansent aussi !

 

Tout ici se déploie, brûlant paisiblement tout le charbon accumulé des lectures, des attentes, des espoirs, des abandons.

 

La pièce multicolore cernée par la nuit brille au loin, mille rayons lumineux irradient depuis la fenêtre et sont maintenant visibles depuis le sommet des crêtes, au lieu de la petite lueur ordinaire de la lampe.

Cette pièce, ce crâne, cette page : tout l’univers.

Plus de fatigue. Plus l’œil qui pleure. Plus le temps, tout le temps.

L’avancée ? – Ça s’ouvre et se ferme, ça circule, voilà tout. C’est le sang, le cœur battant, la plume sur la page.

Plus rien à semer. Plus de forme qui enferme. Plus rien de plaisant ni de déplaisant : il n’est qu’à suivre le mouvement. 

 

Puis cela retombe et doucement redescend comme une flamme s’éteint, car c’est ainsi que tourne le cycle. Et c’est sans amertume.

Reste cette sensation douce d’une nuit apaisée, d’un moment délié – et cette emphase qu’on s’est permis, on n’en est pas même gêné…

 

Continue à travailler ainsi : ouvert, fermé, OUVERT, FERMÉ, ouvert, fermé, ouvert.

Prolonge l’expire.

Pfffffff…

Petite mort.

Disparition.

Présence. 

 

Pourquoi est-il si difficile de se maintenir au sein de cette nudité ? Pourquoi tant d’heures, tant de travail, pour ne serait-ce que ces quelques éclairs ?

Qu’importe. 

Gratitude. Gloire à la flamme et à ses porteurs. 

Puissé-je brûler longtemps et la porter à mon tour vaillamment, et puissé-je en réchauffer mes compagnons les passants, les vivants, les migrants…

 

8 août 2011

Ce contenu a été publié dans 2011. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.