Vigie, juin 2016

 

 

 

LE TRANCHANT DU RÉEL

 

Vigiejuin2016tranchant 

 

Parfois, et plus souvent en ces débuts d’été humides si pénibles pour les astmatiques et les allergiques en tous genres, je m’exaspère. Je sens que l’espace se rétracte comme un muscle. La réalité redevient un boa qui m’enserre. Il suffit alors d’un rien pour qu’éclatent les larmes ou la colère : en général, le moindre signe d’usure, la poussière accumulée sur ou sous un meuble, les vitres sales, la peinture qui s’écaille, la lasure qui s’effrite… Je comprends alors ce que les véritables dépressifs endurent, et font endurer. Pensées et images sinistres s’enchaînent, se nourrissent de leur propre mouvement et m’entrainent dans leur siphon.

Cette fois-ci le drame est venu de ce coussin cousu autrefois par ma mère et dont deux pressions ont été arrachées. Je sais naturellement qu’il est ridicule de se laisser abattre par si peu. Je sais aussi que n’importe quel observateur extérieur qui me verrait pester contre la négligence des enfants sans doute responsables du sacrilège, puis m’emparer simultanément de l’aspirateur, du chiffon à poussière et de la serpillère avec un air hagard, me jugerait bon pour l’asile.

Je tente de résister, de dévier au moins le cours de la colère et du chagrin. Je me force à penser à ceux qui ont de vraies raisons de souffrir – mais c’est exactement le genre de pensée qui vient alimenter ce qui commence à devenir une vraie panique. Je vois la chambre d’hôpital. J’imagine la douleur impossible à seulement atténuer, la confusion, le grand malaise final. Je suis passé d’un bouton de coussin à Bowie chantant « Lazarus » sur son lit d’hôpital; patientons encore un peu, et ce sera le champ de bataille, la chambre à gaz, que sais-je encore…

Les pensées qui peuvent venir dans ces moments où l’on perd discrètement pied sont si folles qu’il ne peut être question ici d’en rendre compte, même avec la distance d’une saine moquerie. M’intéresse plutôt le curieux incident qui, aujourd’hui, a brutalement et assez comiquement mis fin à ce délire.

Je suis d’abord sorti pour jeter le sac de compost qui débordait, en me disant que quelques pas dans le jardin m’apaiseraient. Dehors c’était pire. Les lianes de l’actinidier (c’est l’arbre qui donne les kiwis) ont envahi la terrasse, les herbes du jardin nourries par dix jours de pluie sont si hautes que tout semble à l’abandon, et j’ai été pris d’une prodigieuse quinte d’éternuements. Je me suis dit que l’allergie aux graminées était une autre manière d’exprimer un refus plus global de la réalité. Je me suis dit que la réalité, id est l’ordre du temps, était inadmissible. J’ai pensé au chien attaché au char et qui ne comprend pas que la sagesse recommande de ne pas chercher à tirer dans le sens inverse de la marche.

Je suis remonté encore plus accablé, criant mentalement (car toute cette scène a finalement été, hormis son dénouement, assez secrète, assez rentrée, sans éclats) : « Je suis un chien, et je ne veux pas suivre le char ! » ou autres absurdités. C’est au moment où je m’apprêtais à attraper un nouveau sac pour le compost qu’une nouvelle salve d’éternuements m’a projeté en avant et que mon crâne a heurté l’angle d’un meuble.

Je suis tombé. J’ai senti que l’entaille était profonde et que le sang coulait sur ma joue, sur le sol. Aussitôt tout est redevenu paisible et doux. Plus rien ne pouvait me blesser : j’étais à terre, couvert de sang, hilare, bienheureux. La réalité venait de me remettre à ma place.

Après avoir lavé tant bien que mal la plaie je me suis allongé, dégagé du souci de lutter et de faire quoi que ce soit.

J’ai pu, après un temps de repos, reprendre le ménage en toute quiétude, assez lentement parce que j’étais encore sonné. 

Pour renouer avec la réalité un rapport moins conflictuel, il y a mieux que le zazen et la marche en montagne, mieux que la musique, l’écriture et toutes ces pratiques sophistiquées. Disons-le clairement : si vous me voyez un jour accablé, impuissant, dépressif, délirant, frappez bien, frappez fort, frappez au bon endroit, sans hésiter, un bon coup sur le crâne avec un objet bien tranchant ! C’est une bonne façon de revenir au réel, qui est cruel, tranchant, saignant, mais pas aussi insupportable que l’idée qu’on s’en fait.

 

(Ce petit incident est à l’origine, aussi, du poème intitulé « Quintet de la petite plaie » de la section Sorties de route.)

 

5 juin 2016

 

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