Vigie, juin 2016

 

 

 

L’ÉCHEC DU RÊVE

 

Vigiejuin2016violon

 

« Ma vie ne fut que cet échec du rêve… »

Jacques Bertin, « Le rêveur »

 

L’enfant tousse dans sa chambre pendant que le soleil disparaît à l’horizon encore barré de nuages. On annonce pour demain la première journée de soleil depuis, je crois, plusieurs semaines. Je suis à mon aise dans ce temps qui offre à ma réclusion et à mes rêves un cocon idéal.

Je rêve.

Dans les rêves de ces dernières semaines j’ai recommencé à jouer du violon. Ce fut d’abord timide, puis le rêve s’est emballé et je me suis mis à jouer comme jamais je n’ai su ni ne saurai le faire. J’ai été Pierre Amoyal, Didier Lockwood, Renaud Capuçon ! Il y a quatre jours, j’ai même pu jouer une sonate de César Franck dont je ne connais pas la partition, mais dont je retrouvais intuitivement toutes les notes avec une lucidité et une précision effarantes. Toutes mes aspirations d’enfant bues par le sable d’un apprentissage décevant, je les ai réalisées cette nuit-là, pour de faux.

Il fallait bien mettre un terme à ces rêves qui devenaient perturbants et commençaient à menacer mon patient, laborieux mais véritable apprentissage de l’accordéon de concert.

Hier matin, pour la première fois depuis vingt-huit ans, j’ai repris entre les mains un violon, un très beau violon bien accordé (ceux de mon enfance sont depuis des lustres inutilisables, remisés comme des reliques dans un coin du bureau). Je n’ai naturellement pu en tirer que quelques sons aigres et faux qui m’ont aussitôt ramené à la réalité. La déception, attendue, n’a pas été violente. J’ai simplement rendu le bel instrument de mes rêves d’enfant à sa propriétaire, et repris mon accordéon d’adulte. La nuit suivante j’ai retrouvé le violon, mais pas l’illusion du jeu : au lieu du concerto de César Franck, ce furent les mêmes sons aigres et faux que dans la réalité.

Je ne regrette pas d’avoir repris pour de bon ce violon. Il y a des rêves qui sont de si séduisantes sirènes qu’on en vient à les préférer à la réalité, ce qui est toujours mortifère. Adieu, les violons de mon enfance ! Ce soir, accoudé à la fenêtre du bureau, j’écoute Pierre Amoyal jouer César Franck – sans nostalgie ni la moindre envie de courir acheter un violon. 

(M’étonne, cependant, ce lien si sensible qui relie chez moi rêves et réalité. Il est possible que certaines pratiques tentées naguère dans le cadre de l’enseignement bouddhique, ou bien l’attention que je porte à ces rêves dont je retranscris de temps en temps le souvenir, y soient pour quelque chose.)

 

19 juin 2016

 

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