Vigie, mai 2020

 

 

 

Les odeurs de l’amour

 

 

Vigie06

 

 

« Tu connais le texte de Prévert, évidemment, me dit-il, avant de me le réciter (la question n’avait pour but que d’introduire sa récitation, et mon ami ne m’en voudra pas si je dénonce ici son goût immodéré pour le soliloque : ce n’est pas une critique mais un constat, et je trouve par ailleurs que ce n’est pas déplaisant car cela me soulage de la nécessité de lui donner la réplique) :

Tu es là, en face de moi, dans la lumière de l’amour
Et moi je suis là, en face de toi
Avec la musique du bonheur…

Cela fait un peu cliché, non ? On dirait qu’il est déjà en train de se moquer, ou de préparer les ombres qui suivent… Mais ce que je trouve frappant, c’est qu’on parle souvent, en poésie, en général, de lumière et de musique à propos de l’amour, mais rarement d’odeurs. Qu’est-ce que tu penses des odeurs de l’amour ?
– …
– Ce n’est pas étonnant. Tu veux que je te dise ?…
– …
– Il y a des amours qui sentent le goudron mouillé et la nuit, parce que tu as attendu toute une nuit sous une fenêtre allumée ou éteinte et qu’il pleuvait. Il y a des amours qui sentent la sueur et la merde – ne grimace pas, tous les goûts sont dans la nature et on s’y fait, on s’y fait ! Moi, j’ai connu un amour qui a gardé pendant des années un parfum d’algue et d’océan (tu vois très bien de qui je veux parler !), mêlé de remugles de forêt tropicale avec un arrière-goût d’eucalyptus dont je garde la nostalgie. J’en ai connu un autre qui sentait l’iris – oui, je sais, c’est une odeur imperceptible, mais je t’assure qu’il sentait l’iris blanc et que c’était royal – et un autre encore la cire fraîche et le miel (j’ai été verni, en un sens). Mais cet amour-là, mon vieux, comment te dire ?… »

 

Vous savez ce que c’est d’avoir un vieux copain amoureux de passage à la maison, n’est-ce pas ? C’est touchant, car on dirait qu’il a rajeuni de quinze ans, le bougre (et je le jalouse), c’est un peu lassant aussi à la longue (il ne m’en voudra pas non plus si j’avoue que je partage avec lui la hâte qu’il s’en aille au plus vite retrouver sa dulcinée), mais ça laisse du temps, pendant la « conversation », de penser à autre chose, de surveiller les salades du jardin par exemple (c’est ma technique de lutte contre les limaces : je garde les jumelles à portée de main, et si j’en vois une qui s’approche je cours l’enlever et la déposer à l’orée du bois) ou encore d’observer ce vol de chardonnerets dont les couleurs sont un vrai bonheur, ou bien le beau bruant jaune qui est revenu et s’égosille sur le poirier…

 

« Le vétiver. Cet amour-là sent le vétiver – mais pas le vétiver des parfums trop forts que tu trouves dans le commerce, non : c’est l’odeur très légère, boisée, terreuse, vert clair, de la haie de vétiver qui poussait près de la petite maison où j’habitais il y a vingt ans, tu te souviens ? Quand il avait plu, on sentait cette odeur-là monter du jardin, et je la sens encore dans ma mémoire quand j’écarte les boucles de ses cheveux pour déposer un baiser sur son cou… Cela demande des années de préparation souterraine, l’émergence d’une odeur pareille, et c’est bien plus étonnant que ton histoire de plants de courge de l’autre jour – dis-moi, tu m’écoutes ? C’est l’équivalent olfactif de l’alignement des planètes ! C’est tellement précieux ! Je t’assure, par moments je n’ose plus respirer parce que j’ai peur de l’éventer, cette merveille de parfum… »

 

Le voici reparti dans ses rêveries que je prends quand même en notes car, hélas pour moi, mes amours à moi n’ont qu’une odeur de carnet : rapporter ses paroles, c’est mettre malgré tout un peu de la réalité du vétiver dans l’idéal de mon encre…

Puis le temps passe, la pluie passe, le mois de mai passe, et je jette une fois encore rituellement ces bribes sur l’écran.

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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