Vigie, juillet 2021

 

L’aventure ordinaire :

du Villard au Grand Chat par les chemins de traverse

 

Juillet21 13

 

Cela fait bientôt quatorze ans que j’ai posé mes valises en ce lieu discret de la Vallée des Huiles en Savoie, sur l’adret de Belledonne, et que je tiens cette rubrique de la « Vigie du Villard », avec des élans, des silences, des bosses et des creux, et une constance mise à mal seulement par les aléas de la vie et les moments de concentration particulière liés à la publication d’un livre. Outre le plaisir qu’il y a à s’exercer à écrire comme on fait ses gammes, le but reste de recueillir les notes dans lesquelles je pourrai puiser, si la nécessité s’en fait sentir, le matériau des livres à venir, tout en permettant aux curieux de venir jeter un œil au travail en cours comme on le fait dans l’atelier-galerie d’un peintre (et tant pis si c’est un peu le bazar, s’il y a trop de choses aux murs, si on ne sait par où commencer : ce sont les livres qui restent le point d’aboutissement) ; mais cette manie n’aurait aucun sens si elle n’était pas étroitement liée à la volonté de donner à chaque mois vécu au Villard et alentour toute son importance, ou sa vraie valeur d’ « aventure ordinaire ».

Je me verrais bien rester ici jusqu’à la fin de mes jours, et mourir (le plus tard possible) dans ma Cave, parmi les livres et les instruments de musique. Ce n’est pas par fatalisme (le temps des voyages est terminé…) ni par fainéantise sédentaire ou désintérêt pour les autres lieux du monde, mais parce que je garde le sentiment de n’en avoir exploré qu’une infime partie. Lorsque j’étais enfant, je connaissais chaque repli du grand parc qui entourait le lycée international de Ferney-Voltaire, où j’ai vécu mes premières grandes aventures de poète-naturaliste en herbe – il y avait certains buissons où j’aimais m’embusquer dont je connaissais intimement chaque branche. Cela, c’est connaître !

J’aimerais être capable aujourd’hui de nouer avec mon territoire un lien aussi fort et aussi précis. Je crois avoir su le faire avec certains sentiers de Guyane (la Mirande, le Rorota) parcourus en tous sens d’innombrables fois, et avec toute la lenteur requise, pendant les sept années passées là-bas ; ce fut indéniablement le cas lors du séjour « fondateur » de La Giettaz, à l’automne 1996. Élodie me dit avoir vécu des moments comparables en 1998, lorsqu’elle était en Italie : pendant plusieurs mois, seule dans un chalet, elle avait vécu au plus près d’une population de sangliers qu’elle étudiait dans le cadre d’un mémoire sur l’adaptation comportementale aux écosystèmes alpins (j’avoue qu’un tel sujet m’a toujours davantage fait rêver qu’une thèse sur l’utilisation de la virgule chez Proust – même si je suis quand même, et peut-être parce que je suis, plus familier de Proust que des sangliers).

Pourquoi ne pas vivre de la même façon ici même ? Cela ne nécessite pas d’avoir accumulé un grand nombre de connaissances extérieures sur le lieu (tous ces renseignements historiques, culturels, géographiques, géologiques, écologiques, etc., dont on trouve des résumés dans les guides touristiques, sont très bons à prendre, mais ne suffisent pas pour la sorte d’appropriation sans propriété dont il est ici question) ; cela demande simplement de souvent se promener sans but trop arrêté, en se laissant librement aller au plaisir de se perdre et de se retrouver au gré des sensations, du terrain, des envies du moment.

 

Aujourd’hui, Élodie, Rimski et moi partons presque à l’improviste – le temps de mettre quelques victuailles dans le sac – vers onze heures, à une heure qui m’aurait naguère semblé indécente (partir en ayant raté l’aube me paraissait si navrant que la journée ne valait plus la peine d’être vécue : autant attendre la suivante). On roule quelques minutes sur la piste forestière au-dessus du Villard jusqu’au Nant du Feu de Joie (1051 m), d’où part le Chemin de la Montagne sur lequel où l’on s’engage d’un bon pas.

« Ce que j’aime, c’est sentir le déploiement des muscles. – Ce doit être bien triste, quand on a eu l’habitude de la marche, de vieillir et de ne plus pouvoir le faire… »

Rimski, tout à la joie de la balade, n’obéit pas au rappel et folâtre librement. Le temps est un peu couvert, l’air un peu plus respirable qu’il ne l’était hier, et l’on monte sans encombre sur ce chemin bordé par des bouquets de bolets Satan et d’amanites panthère (si abondants peut-être parce que tous les champignons comestibles ont été ramassés). De temps à autre on trouve encore dans la mousse quelques girolles sèches, vestiges de la grande poussée des semaines précédentes, les premiers pieds-de-mouton suffisamment jeunes pour être cueillis, quelques bolets orangés de belle apparence, ou des ceps de Bordeaux qui, peu à peu, remplissent le sac qu’Élodie tient à la main.

Ces petits champignons gracieux qui poussent souvent à même le sentier en formant des portiques qu’ils ornent de part et d’autre de leurs silhouette de loupiotes abricot, je crois que ce sont des amanites safran jaune orangé : dépourvues d’anneaux , elles poussent aussi bien dans les forêts de feuillus que de résineux, et sont a priori comestibles (mais je n’essaierai pas). On s’extasie avec le même enthousiasme devant les champignons qu’on peut manger et devant ceux qu’on ne peut pas, ou qu’on ne peut plus – « Oh, tu as vu l’énorme bolet là-haut ! » –, et l’attention portée ainsi au sol nous aide à nous libérer de la petite prison des pensées domestiques (qui reviennent, par intermittence, parce qu’elles ont leurs habitude dans nos crânes, mais qui ne sont plus entièrement chez elles quand on marche ainsi).

À mesure qu’on monte on entend les travaux forestiers en cours. Les bordures du sentier ont été élaguées ce matin. Odeurs d’essence. Soudain, je glisse sur un rondin lisse comme du verglas et tombe rudement sur le bras gauche en projetant de la boue partout ; je me relève un peu sonné, tout maculé mais intact – l’aventure ordinaire est toujours susceptible de s’achever par ce genre d’anicroches…

On parle de bâtons, de chaussures et de chutes. On ramasse de jeunes pieds-de-mouton en tenant des propos de haute volée philosophique (« les champignons, c’est comme les humains, ça n’est comestible que jeune – du reste, j’ai déjà atteint, moi, la date de péremption… j’espère seulement me prolonger un peu… »).

Puis voici la cabane du Mont Dondon (1425 mètres, qui n’est curieusement pas mentionnée sur la dernière édition que je possède de la carte IGN 3433 OT du secteur, mais bien sur la plus ancienne que j’ai emportée). Les bûcherons (toute une bande d’hommes, avec un enfant), qui sont venus en force avec trois 4×4 et un quad, font une pause. « Bonjour ! – Oh, mais c’est mon copain, il me dit bonjour quand je débroussaille vers chez vous, tous les matins ! Ça va mon gars ? – C’est un husky, ton chien ? (dit l’enfant). – C’est un samoyède, un chien de traîneau… » Le ton est jovial, et cette reconnaissance liée à la présence de Rimski me met à l’aise (même si je sais que je ne serai jamais l’un des leurs : eux sont vraiment chez eux, ils entretiennent le sentier, ils travaillent, ils chassent aussi sans doute, ils ont une raison d’être là plus concrète que la mienne).

 

Nous voici dans un secteur de la forêt où je ne suis venu qu’une ou deux fois, il y a bien longtemps, lors de cet épisode d’À l’abade où j’avais rencontré les cerfs (« La porte des pins »). La cueillette continue, les petits détours, les petites trouvailles. De ce passereau mort ne restent que des plumes, et un boyau pareil à un gros asticot. On sent à présent le vent des crêtes et le bois reverdit. Puis on débouche sur le Plateau Boury.

Grande est la déconvenue du promeneur qui s’attend à trouver là un bel alpage : tout le secteur qui va de la forêt aux crêtes a été ravagé, arbres arrachés, racines à nu, caillasses partout, paysage de chantier. On ne voit plus le sentier censé mener au col du Champet. « On regarde la carte ? (suggère Élodie) – Oh, de toute façon il faut rejoindre la crête. On n’a qu’à passer par la piste là-haut. – On monte direct ? – On y va. »

Ahanant et suant, on remonte droit sur les crêtes. Élodie avance lentement et régulièrement, moi par saccades, filant puis m’arrêtant. « Il fallait certainement partir sur la gauche pour aller au col du Champet… » L’ancienne édition de la carte (que, donc, je dédaigne…) considère tout le secteur comme recouvert de broussailles, en vert, alors que la nouvelle (que je consulte au retour) l’a révisé en marron. On finit par s’asseoir en plein soleil, dans la poussière. On cherche en vain nos repères, qui semblent après coup si évidents, puis on repart sur une grande piste aussi laide que ces saignées que font dans la montagne les pistes de ski des stations (cette piste-là est sans rapport avec le ski, mais doit permettre aux alpagistes, je suppose, d’aller en quad ou en 4×4 jusqu’à la crête).

Les casse-noix traversent, les premières effluves de rhododendron redonnent envie de monter. Deux bipèdes descendent, que je reconnais aussitôt pour être les voisins que je croise presque chaque jour dans le hameau voisin de la Martinette lorsque je promène Rimski, aussitôt reconnu. « Oh, il doit avoir un peu chaud, là !… » On bavarde, on échange les renseignements sur le chemin à suivre, puis on débouche enfin sur la crête des Mollards, qui m’est bien familière. On pique-nique au pied des bouleaux, puis on monte jusqu’au Grand Chat (1992 m).

 

 

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On admire les fines fleurs blanches des silènes, les bouquets bleu clair du laiteron de plumier (on en mangerait – elles sont d’ailleurs comestibles). Deux grands corbeaux et un faucon volent à notre hauteur dans l’air saturé par une odeur que j’associe au jasmin, à la vanille, avant de découvrir que le sol est recouvert de grasses  nigritelles.

Marcher sur ces crêtes exalte, et procure chaque fois une impression à la fois aérienne, presque vertigineuse pour peu qu’on s’imagine lancé à flanc de montagne comme les corbeaux, et maritime, parce qu’on se croirait embarqué sur le pont d’un immense navire. On sait que le retour commencera là-bas, à cent, à cinquante, à trente mètres, là où le chemin redescend en pente raide vers le col d’Arbarétan au-dessus du Lac aux Grenouilles. On est tentés de continuer, de prolonger encore l’escapade – ce que les circonstances ne nous permettent pas. On respire ici, à pleins poumons, le parfum vert et fruité de la liberté provisoire de l’abade…

 

De la redescente jusqu’au col du Champet, il n’y a rien à dire, et rien non plus du chemin qui nous ramène jusqu’à la lisière où nous avons tantôt décidé de couper à travers les caillasses. L’envie d’explorer un autre itinéraire de retour nous pousse cependant à nous engager sur une nouvelle piste qui ne figure pas sur la carte, qui s’avère bien laide et sur laquelle on se sent coincés comme on peut l’être sur une autoroute. La forêt, ici encore, a été massacrée. On veut fuir cette laideur. On prend le premier sentier que l’on trouve sur la gauche, et qui s’achève en cul-de-sac. On décide alors de partir à travers les bois pour tenter de rejoindre la route, et on parvient tant bien que mal jusqu’au Nant du Feu de Joie. Je propose de le redescendre, mais la carte que, cette fois, nous prenons soin de consulter, nous montre que le ravin est de plus en plus profond, et qu’il vaut mieux remonter pour rejoindre le sentier. On avance à quatre pattes, griffés par les branches mortes des résineux qui vibrent et blessent comme des dagues.

D’aucuns se plaindraient peut-être de ce faux pas : nous y retrouvons nos errances d’autrefois, Élodie avec ses sangliers, moi sur les pentes solitaires des Aravis. Rimski, que j’ai lâché, nous montre le chemin, et nous remontons peu à peu en suivant avec lui les coulées de chevreuils – toutes ces fausses sentes qui ne sont pas faites pour les humains. Le plaisir est double : c’est celui d’un ensauvagement momentané et modéré, d’abord, puis celui tout aussi vif de finalement retrouver, là-bas dans la lumière, le chemin de l’allée, avec ses bouquets de bolets Satan et d’amanites panthère…

 

Je rentre à petits pas, les genoux douloureux, le cœur comblé.

 

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