Vigie, juillet 2021

 

À l’abade à Annecy

 

Juillet2021 16

 

Dernier jour de juillet. La foule à la gare et dans les rues les plus touristiques de la ville, les façades bariolées, les devantures des magasins de futilités et la succession vertigineuse des visages me donnent le tournis, si bien que mon attention papillonne. Je me raccroche à Élodie qui, de façon bien étrange quand on y pense, me paraît plus à l’aise que je ne le suis dans tout ce rutilant chaos d’Annecy en été. Attablé devant la pizza que, comme toujours, je dévore à belles dents, je me laisse cependant aller à la joie.

La joie de retrouver Lionel en bonne forme, pestant et bougonnant, joyeusement ou pas, contre tout ce qui l’agace, et plus décidé que jamais à ne pas perdre de temps avec ce qui ne l’intéresse pas.

La joie d’être auprès d’Élodie, un an après que nous sommes venus ici choisir ensemble sa nouvelle flûte, et dans ce monde précaire il est bien rassurant de voir que le fil d’une rencontre peut tenir.

La joie de faire la connaissance de Rudy, le jeune éditeur-infographiste qui a réalisé la couverture du livre, et la joie de tenir entre les mains ce nouveau volume inespéré, imprévu, que je trouve fort joli.

 

À un certain moment Lionel me dit que je devrais être publié par d’autres éditeurs, aller voir chez Verdier, ou Untel, ou Unetelle, je ne sais. J’aime que l’on me dise ce genre de choses, non seulement parce que c’est flatteur mais parce que je sens, au fond de moi, que c’est vrai, que c’est vers cela que je suis appelé, que ce serait dans l’ordre des choses que je finisse, un jour, chez l’un de ces éditeurs qui occupent l’essentiel de ma bibliothèque. Je reste insatisfait d’avoir édité moi-même le fruit de mon travail avec Jérôme, car les gravures de ces deux volumes auraient mérité une présentation plus soignée que ce que je leur ai offert. Pour autant, je ne fais pas les démarches qu’il conviendrait de faire pour contacter les éditeurs qui, peut-être, seraient susceptibles d’être intéressés, d’abord parce que je pense assez justement qu’ils n’ont pas besoin de moi, ensuite parce que j’estime ne pas avoir poussé mon travail aussi loin que je le devrais (par paresse, par manque de temps, par manque de force…). J’attends, au fond, avec passivité et orgueil, qu’on vienne me chercher − et même ce livre de l’abade dont la parution me fait si plaisir n’aurait pas existé si Lionel Bedin n’était venu me secouer, se proposant de le composer lui-même à partir des traces que je laisse sur mon site… Cette envie non pas de reconnaissance, mais de l’approfondissement, de l’agrandissement et de l’accomplissement que permettrait le travail avec de nouveaux éditeurs, me trouble un instant, puis je me laisse de nouveau aller à une joie légère et sans ombre.

 

Assis au café du haras on boit un thé froid dans la joie, donc. On entend cependant la rumeur de la manifestation des anti-vaccins qui gronde, qui menace, qui tourne autour de la place, et je me dis que tout mot transformé en slogan et hurlé dans un mégaphone dissone et devient effrayant, même le mot « liberté ».

Entre deux vagues, entre deux peurs, entre deux doutes, surfant sur le probable effondrement de nos sociétés, on continue ainsi à écrire, à parler, à publier des livres et à boire du thé, « à l’abade », « en liberté », avec toute l’insouciance et toute la gravité du monde…

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

Ce contenu a été publié dans 2021. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.